Main Baas sur la Syrie

Trente ans après son père, Hafez, le président Bachar el-Assad choisit la fuite en avant et le tout-répressif. Face à la révolte qui défie le régime et menace son emprise quasi absolue sur le pays, le clan familial serre les rangs. Un seul objectif : la survie, quel qu’en soit le prix.

Glaçante, la scène date de la mi-avril. En présence d’une poignée d’intimes, le président syrien Bachar el-Assad s’efforce de décrypter le soulèvement déclenché un mois plus tôt. Soudain, le verdict tombe :  » Au fond, à Hama, mon père a fait le bon choix. En cognant dans le tas, il nous a offert trois décennies de quiétude.  » Allusion à l’écrasement, en février 1982, de la rébellion qui embrasa ce bastion islamiste. Un carnage : 10 000, voire 20 000 ou 25 000 tués. Comme son géniteur, Hafez el-Assad, Bachar aura hésité un temps. Comme lui, il a tranché en faveur d’une implacable répression, dictée par l’instinct de survie d’un clan alaouite minoritaire (12 % des 22 millions de Syriens), à l’opacité légendaire.

Non que ce géant aux allures d’échassier indolent songe à rééditer le sinistre  » exploit  » paternel. Le quadra en partie formé à Londres sait bien qu’à l’heure de Facebook et de YouTube le massacre à huis clos n’a plus cours. Mais ce printemps de larmes, de sang et de cendres a au moins le mérite de solder l’énigme qui enfièvre les experts de la scène damascène depuis son accession au sommet, voilà onze ans : l’héritier serait-il un authentique réformateur, otage d’une coterie familiale de faucons impénitents ; ou le primus inter pares d’une clique prête à tout pour mater les  » traîtres  » et perpétuer son emprise ?

Jugement d’Yves Aubin de La Messuzière, l’un des orientalistes les plus lucides du ministère français des Affaires étrangères :  » Bachar fut aussi sincère dans sa volonté d’ouverture qu’il l’est aujourd’hui dans son adhésion à la manière forte. Quel acteur régional admire-t-il le plus ? Le Libanais Hassan Nasrallah, leader du [mouvement chiite pro-iranien] Hezbollah, incarnation du défi à Israël et aux Etats-Unis.  » Un autre connaisseur de la dynastie Assad décode ainsi l’état d’esprit du raïs schizophrène :  » Face à une menace insurrectionnelle islamiste, je n’ai pas d’autre option que celle des armes. Quoi qu’il en coûte en termes d’image. Le calme revenu, il faudra relancer le chantier des réformes.  » En a-t-il vraiment la volonté ? Pas sûr. En aura-t-il le temps ? Nul ne le sait. Trouvera-t-il des partenaires à qui parler ? Plus douteux encore. Comment convaincre ceux dont les gamins ont été torturés pour avoir tagué les murs de Deraa (au sud de Damas), épicentre de la révolte, de graffitis contestataires, ou qui ont fui une mosquée assiégée par des chars T-72, de renouer les fils d’un dialogue national en cale sèche ? Chaque  » vendredi de la colère  » grossit les rangs des  » martyrs  » – plus de 600 à ce jour – et garnit les prisons.

On a beaucoup glosé sur les querelles de cour qui déchirent la camarilla alaouite, les haines recuites de ces Borgia orientaux. Oui, la s£ur aînée, Bouchra, déteste Asma, l’épouse de Bachar, trop glamour à ses yeux. Oui, le cadet de la fratrie, Maher, boutefeu bègue et brutal, patron de la garde républicaine et de la 4e division blindée, fer de lance de la martiale mise au pas des insoumis, a tiré en 1999 une balle dans le ventre de son beau-frère Assef Chawkat. Lequel, époux de la rugueuse Bouchra, revint des tréfonds de la disgrâce pour endosser l’uniforme de chef d’état-major adjoint de l’armée. Reste que dans l’adversité, le clan, régi par une mystérieuse collégialité, tait ses bisbilles et fait bloc. Nul doute que les deux ennemis mortels d’hier ont milité de concert en faveur d’une stratégie assumée du tout-répressif.  » Leur poids fut déterminant, lâche un initié. Chaque jour, un proche glisse à l’oreille de Bachar la même antienne : « Souviens-toi de Gorbatchev ». En clair, quiconque entrouvre le couvercle de la marmite en ébullition signe son arrêt de mort.  » Il s’agit de perpétuer le contrôle des leviers politiques, militaires et financiers confisqués depuis 1970. De conjurer le spectre de l’anéantissement par une majorité sunnite avide de revanche. Bref, de durer, envers et contre tous.

 » Ils auront du sang jusqu’à hauteur des genoux « 

Voilà en quoi la tactique du pouvoir s’inspire de la recette du pâté d’alouette : un cheval de violence dissuasive ; une alouette de réformisme. A la clé, quelques concessions cosmétiques, que déchiffre cyniquement cet homme d’affaires  » bacharophile  » :  » On consent à lever l’état d’urgence – en vigueur depuis 1963 -, pour lui substituer des lois antiterroristes telles que les opposants regretteront le dispositif antérieur. On vire ici un gouverneur impopulaire, là un cacique corrompu du parti Baas. Et on installe l’air conditionné dans telle école. Si, après ça, ces types s’obstinent à manifester, ils auront du sang jusqu’à hauteur des genoux.  » Selon le logiciel baasiste, le compromis est l’autre nom du suicide. Dépoussiérer le système, soit. En altérer le code génétique, jamais !

Dans une période où les murailles arabes réputées robustes s’effondrent, il serait hasardeux de miser sur la longévité du système Assad. Pour autant, les légataires du défunt Hafez disposent d’un arsenal d’atouts que maints potentats leur envieraient. A commencer par la peur, ce joker des dictateurs à court d’idées. La trouille qu’inspire un appareil sécuritaire impitoyable -on recense 17 services de renseignement – adossé à un dense réseau de mukhabarat, agents à l’affût du moindre indice de dissidence. Supplétifs redoutés, les chabiba, miliciens à la solde du clan, cornaqués par deux cousins du raïs, répandent la terreur depuis leurs fiefs de la montagne alaouite. Quitte à attiser le feu identitaire en diffusant des SMS annonçant aux sunnites comme aux chrétiens des pogroms imminents. Une autre hantise, lancinante, tétanise les opposants potentiels : celle de la guerre civile, du chaos confessionnel (voir page 66).

Car la Syrie s’apparente à une mosaïque fragile de communautés, que cimente par défaut le joug totalitaire. Obsédée par le long cauchemar libanais et par le naufrage irakien, qui ont provoqué l’un et l’autre l’afflux massif vers Damas de réfugiés hébétés et démunis, la minorité chrétienne, dûment choyée, se tient coite. Au nom de la solidarité que forge la conscience commune de l’infériorité numérique.  » Terrorisés, les neuf dixièmes de ses membres prient pour le statu quo « , insiste un témoin. Le même souci incite les Druzes et les ismaéliens – disciples d’une branche dissidente de l’islam chiite, à l’instar des alaouites – à la retenue. Quant aux Kurdes, ils défilent dans leurs fiefs, mais à pas comptés : plus de 100 000 d’entre eux, relégués jusqu’alors au rang d’apatrides, ont obtenu voilà peu la citoyenneté syrienne. En ces temps troublés, le régime ménage aussi la bourgeoisie commerçante sunnite, alliée précieuse. En filigrane, une inquiétude, alimentée en haut lieu par le déraillement de la machine économique : plus guère d’investissements, pas l’ombre d’un touriste. Or l’achat et l’entretien des allégeances coûtent cher et l’argent, nerf de la guerre psychologique, risque de manquer.

L’intolérable ostentation des barons du régime

En revanche, les défections annoncées par les insurgés de Deraa et d’ailleurs n’affolent guère, en apparence, le palais. Depuis l’ère Hafez, le clan a verrouillé la loyauté de l’armée en plaçant aux postes clés des officiers alaouites qui lui sont dévoués corps et âme. Quant aux démissions de cadres du Baas, elles semblent circonscrites aux foyers de l’insurrection, voire inspirées par un ressentiment tribal. Il est vrai que le parti unique, refuge d’apparatchiks, d’opportunistes et de mouchards enclins à quémander des prébendes ou à dénoncer la tiédeur du voisin, a perdu l’essentiel de son pouvoir de mobilisation idéologique.  » Tant que le soulèvement épargne le centre de Damas ou Alep, constate l’ex-diplomate Denis Bauchard, vétéran du Proche-Orient et conseiller à l’Institut français des relations internationales (Ifri), le pouvoir n’a pas lieu de paniquer. A la différence de l’Egypte, il n’y a pas, pour l’heure, de place Tahrir au c£ur de la capitale. « 

Les facteurs de résistance mentionnés ici ne sauraient masquer les failles d’un système sclérosé. Certes, nombre de Syriens savent gré au  » docteur  » Bachar de l’intransigeance rhétorique affichée envers l' » ennemi sioniste « . Mais le discours anti-impérialiste, hier efficace, sonne creux. Tout comme le recours à la vieille martingale du  » complot  » ourdi à l’étranger et relayé au pays par des  » gangs de terroristes salafistes « . Sur le front social, la bataille vire à l’aigre. Chômage endémique, jeunes diplômés condamnés au dés£uvrement, flambée des prix : la morosité paraît d’autant plus intolérable que les barons du régime, eux, font étalage d’une insolente prospérité. Cousin germain du raïs, Rami Makhlouf, surnommé au choix le  » Roi de Syrie  » ou  » le Voleur  » cristallise le dépit des humbles. Téléphonie, pétrole, gaz, BTP, immobilier, enseignement, médias : bénéficiaire de privatisations clientélistes, l’affairiste contrôlerait 60 % de l’économie nationale. Le vent tournerait-il ? Makhlouf aurait été prié de refréner ses élans ostentatoires.

Un ophtalmo frappé de cécité. Ainsi apparaît Bachar el-Assad, qui se destinait à la médecine oculaire quand son père, au lendemain de la mort accidentelle du dauphin, Bassel, l’arracha à l’exil doré londonien. Les lunettes qu’il a chaussées lui brouillent la vue, éclipsant les périls qui le guettent. Mais il est un autre paradoxe, plus troublant encore : longtemps complaisant à son égard, l’Occident lui fournira peut-être l’antidote au virus démocratique. Au-delà des condamnations formelles, un pacte insolite rassemble, au nom de la sacro-sainte stabilité, les Etats-Unis, Israël, l’Europe, le Liban, l’Iran, la Turquie ou l’Arabie saoudite, tous partisans du maintien du raïs à la barre.  » Mieux vaut, confie un diplomate français, dialoguer que plonger dans un après-Bachar angoissant et crépusculaire.  » Lui ou le chaos ? Encore une illusion d’optique : ce sera donc lui et le chaos.

VINCENT HUGEUX AVEC HALA KODMANI

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