Les valeurs personnelles, René Magritte, 1952. © 2017, CHARLY HERSCOVICI C/O SABAM

Magritte, père et fils

Evénement majeur commémorant le 50e anniversaire de sa mort, l’exposition Magritte, Broodthaers et l’art contemporain, à Bruxelles, sonde le legs du peintre, sa descendance directe et indirecte.

Achever sa carrière sur une  » page blanche « , n’est-ce pas la plus belle façon de tirer sa révérence ? Partir sur la pointe des pieds en laissant le soin aux générations futures de tout réécrire, puisque tel est le destin qui nous échoit en ce bas monde, témoigne de l’élégance dont a fait preuve René Magritte au moment de casser sa pipe. Le peintre s’éteint chez lui, au 97 de la rue des Mimosas, à Schaerbeek, le 15 août 1967. Il était âgé de 68 ans. Son legs ultime à l’histoire de l’art ? Si l’on parle bien d’une peinture achevée, signée et titrée de l’artiste, il s’agit de La Page blanche, une toile qui ouvre Magritte, Broodthaers et l’art contemporain, aux Musées royaux des beaux-arts de Belgique (MRBAB), à Bruxelles. Un testament ? Certainement pas, Magritte ne l’a jamais envisagé de la sorte. Il reste que la composition se prête à une telle interprétation en forme de manifeste pour les générations à venir. Impossible de ne pas songer au Laboureur et ses enfants de Jean de La Fontaine :  » Gardez-vous, leur dit-il, de vendre l’héritage/Que nous ont laissé nos parents. Un trésor est caché dedans.  » De semblable façon, le peintre adresse un message fort à sa descendance.

Magritte dissimule une pépite dans le sillon artistique qu’il a ouvert. Il le fait à travers une somptueuse scène crépusculaire, l’une de ces paix du soir dont il a le secret et qu’il a su si bien insérer dans l’inconscient collectif. Une lune ronde, forme inédite chez le maître qui n’a jamais caché son goût pour le croissant, se découvre derrière un feuillage grisé.  » Derrière « , vraiment ? Non, un oeil attentif permet de voir l’évidence : la lune se trouve en réalité devant les feuilles en question, entre le spectateur et les branches, elle occupe une place impossible. En y prêtant davantage attention, on se rend compte que l’astre nocturne porte la trace d’un repentir.

Pour éviter une lecture erronée, on sait qu’en raison de sa faculté d’anticipation, le regard se plaît à montrer les choses telles qu’on a l’habitude de les voir – le fameux L’ODRRE N’A PAS D’IPMROTNCAE d’Ann Veronica Janssens -, Magritte a assis son propos en transformant ce qui était initialement un quartier en une lune pleine.  » Moi aussi j’aime voir les feuilles qui cachent la lune, mais si on en voyait derrière la lune, ce serait inouï, la vie aurait enfin un sens !  » écrit-il à l’époque. Avant de rappeler son projet :  » Ma peinture consiste en des images inconnues de ce qui est connu. Elle décrit une pensée faite des apparences que le monde nous offre et qui sont unies dans un ordre qui évoque le mystère de leur réalité.  » Avant de s’en aller, Magritte rappelle l’importance de la poétique – au sens grec du terme qui signifie  » fabrication « ,  » production  » – de son oeuvre. La Page blanche doit se comprendre comme une invitation démiurgique à bouleverser l’ordre du monde. Tel doit être l’incessant travail de l’artiste à venir.

Articulé en quatorze sections et 150 pièces, ce nouvel accrochage consacré à l’oeuvre de Magritte est extrêmement bien ficelé. On mord à l’hameçon de la narration et on se délecte de voir les toiles de l’emblématique peintre belge se frotter à d’autres univers formels. Le fait est salutaire dans la mesure où, en raison du poids de son aura d’icône de l’art moderne, Magritte est rarement montré sous le mode de la confrontation. Dès le prélude, la question de la filiation est joliment amorcée. Au mur, plusieurs photos de 1966 racontent à merveille le passage de témoin. Les images en question portent la signature de Maria Gilissen, la veuve de Marcel Broodthaers. De façon prémonitoire, Magritte et le poète repenti s’échangent le fameux chapeau melon du peintre. La scène est émouvante et, comme l’écrit Michel Draguet, le directeur des MRBAB, elle est  » articulée autour d’un don : le don d’un chapeau melon comme signe de filiation « . Même turbulent et critique, Marcel Broodthaers s’avère indéniablement le fils spirituel de René Magritte qui n’aura de cesse de  » porter la poésie au-delà de ses limites  » conformément aux voeux du peintre de L’Empire des lumières.

En réalité, entre ces deux pointures de l’art belge, l’union sacrée remonte à une vingtaine d’années. Elle s’est effectuée sous le couvert d’un autre don tout aussi révélateur. En 1946, Magritte offre un exemplaire d’Un coup de dés jamais n’abolira le hasard, le poème de Stéphane Mallarmé, à Marcel Broodthaers… Difficile d’adresser symbole plus fort lorsqu’on sait à quel point Magritte vénère l’auteur de Brise marine. On prend toute la mesure de la force du lien par le biais d’une oeuvre éponyme du plasticien du Triomphe des moules. A travers une succession de douze plaques en aluminium anodisé, de 32 cm × 50 cm chacune, Broodthaers rend hommage au fameux La Poésie écrite est invisible de Magritte. Pour ce faire, il opère une transformation radicale de la structure du texte de Mallarmé : chaque ligne écrite du poème devient un trait épais. Le tout pour un adieu au langage qui aurait ravi Magritte, le  » lisible  » devenant purement  » visible « .

Plus loin, une autre oeuvre enfonce ce clou testamentaire : La Trahison des images, huile sur toile prodigue de 1929. C’est bien le fameux  » Ceci n’est pas une pipe « , symptomatique du divorce entre les représentations et les choses, qui a quitté le Los Angeles County Museum of Art pour réjouir le coeur des Belges le temps de l’exposition. Magnétique, la toile est presque trop belle pour être vraie, l’oeil peine à soutenir le face-à-face. Auréolée de son statut de sommet de l’art moderne, elle est essentielle à la carrière de Broodthaers, qui la situera à l’origine de sa carrière de plasticien :  » C’est à partir de cette pipe que j’ai tenté l’aventure.  » S’il ne fait aucun doute que Marcel Broodthaers est le légataire universel de l’oeuvre de Magritte, celle-ci fait valoir une descendance qui n’est pas celle dont l’intéressé rêvait, à savoir le pop art et l’art conceptuel.

A cet égard, une section s’avère cruciale. Intitulée,  » L’objet pour horizon « , elle s’ouvre sur Les Valeurs personnelles, composition digne du réalisme minutieux d’un Van Eyck. Magritte s’y applique à déconstruire le rapport à l’objet, peut-être à la suite de Karl Marx – on le sait, il aimait les philosophes. En agrandissant à l’extrême peigne, allumette, blaireau et savon, il montre une humanité obéissant à une objectivité qu’elle a elle-même créée. Ce fétichisme témoigne d’un oubli coupable, l’homme s’est perdu en tant que créateur en se projetant dans ces extériorisations. Là où Magritte appelle à un sursaut de conscience libérateur par le biais de la réappropriation poétique, Warhol et consorts vont, sans états d’âme, faire proliférer les objets et de la sorte… tuer le père.

Magritte, Broodthaers et l’art contemporain, aux MRBAB, à Bruxelles. Jusqu’au 18 février 2018. www.fine-arts-museum.be

PAR MICHEL VERLINDEN

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire