Ma vie est son roman

Ils se sont retrouvés sous les traits, plus ou moins ressemblants, d’un personnage de fiction. A la veille du procès d’Agathe Borne contre PPDA pour violation de la vie privée, ces  » héros « , souvent involontaires, témoignent. Entre colère et assentiment.

 » Je ne ressens rien du tout et je vous demande de ne pas insister !  » A l’évidence, Claude Lanzmann ne tient pas à s’exprimer sur La Dernière Femme de sa vie (Stock), un roman de Christine Fizscher, paru en janvier, dont la narratrice, jolie quadragénaire, évoque sans fard sa relation torride, neuf ans durant, avec un certain André Markhem. Or l’auteure sème quantité d’indices désignant clairement le réalisateur de Shoah comme le modèle de cet homme de 74 ans : proche de Sartre, ex-amant de Simone de Beauvoir, de dix-sept ans son aîné, directeur d’une revue et écrivain, lecteur de Gérard de Villiers, etc. Mais si le portrait est souvent flatteur, rien ne nous est épargné de l’intimité d’André Markhem et de ses marottes sexuellesà Ah, les joies de l’autofiction ! Depuis que Serge Doubrovsky a lancé ce concept en 1977, on ne compte plus les écrivains prompts à se mettre en scène et à entraîner leur entourage dans la ronde. Mais qu’éprouvent ces  » modèles  » dont le romancier s’inspire, exhibant des pans de leur intimité, leur prêtant des traits et des actes précis, avec ou sans leur consentement ?

 » Modiano a vécu ce roman comme une souillure « 

La plupart d’entre eux font profil bas et gardent bouche cousue. C’est le cas d’Astrid, ex-maîtresse du narrateur de Come Baby (Mille et Une Nuits), le dernier roman très autobiographique de Patrick Besson ; de  » Monsieur « , chirurgien et amant ô combien libertin de Mr (Denoël), première fiction d’Emma Becker. En revanche, Patrick Modiano, lui, est sorti de sa réserve : il n’a pas du tout apprécié que Marie Lebey s’empare de sa vie dans Oublier Modiano (Léo Scheer). Peu sensible à cet exercice d’admiration de la part d’une femme qu’il n’a jamais rencontrée, l’auteur de La Place de l’étoile a vigoureusement protesté de se voir attribuer des souvenirs d’enfance et des spéculations sur sa vie privée.  » Patrick Modiano a vécu ce soi-disant roman comme une souillure, indique son avocat Laurent Merlet, car il induit une véritable confusion. Lui-même n’a jamais livré dans ses ouvrages le moindre commentaire d’ordre « psychologique », comme s’y autorise cette dame, sur ses relations familiales. Il s’en est toujours tenu à exposer les faits, uniquement les faits, avec sobriété.  » Chez l’éditeur, on se dit  » très embêté, gêné, attristé « , et on souligne que  » Marie Lebey a voulu signifier que, grâce aux livres de Modiano, elle a pu surmonter ses chagrins « . Si Patrick Modiano  » n’est pas un censeur « , selon son avocat, et n’exige pas la saisie du livre,  » nous espérons que l’éditeur saura prendre ses responsabilités « . Tiré à 2 000 exemplaires, lancé dans une période creuse, Oublier Modiano ne disparaîtra pas des rayonnages, mais il ne sera probablement pas réimprimé.

D’autres  » modèles  » ont d’emblée saisi la justice, à l’instar d’Agathe Borne, qui attaque Patrick Poivre d’Arvor pour atteinte à l’intimité de la vie privée et contrefaçon : dans son roman épistolaire Fragments d’une femme perdue (Grasset), paru en 2009, l’ex-présentateur de TF1 transpose clairement son idylle avec la jeune femme, qui l’avait quitté un an auparavant, et va jusqu’à reproduire certaines de ses lettres. Agathe Borne ne souhaite pas s’exprimer avant le procès, prévu le 8 juin, mais elle a dû se réjouir d’apprendre que son ancien amant vient d’être débouté de sa plainte contre France Dimanche et condamné à verser 2 000 euros au journal. Or PPDA en réclamait 15 000 à l’hebdomadaire pour avoir publié un article sur Fragments d’une femme perdue faisant état du caractère très autobiographique du livreà

 » Je savais bien qu’Angot allait écrire sur moi « 

En 2003, Yves Mézières a également eu recours aux tribunaux, reprochant à son épouse Camille Laurens d’utiliser son prénom et celui de leur fille dans L’Amour, roman (P.O.L), et s’indignant qu’elle l’ait montré en mari cocu. Les prénoms ont été changés dès le deuxième tirage, Yves Mézières a été débouté.  » Tout ce qui est dit sur vous est vrai, mais isolé, objectivé, sorti de son contexte. C’est ça qui est dur « , confie-t-il aujourd’hui, après avoir longuement écrit sur cette affaire dans son livre Mosaïque de seuil (Tawbad), passé totalement inaperçu en 2009. Yves Mézières y évoque notamment  » la nausée  » que lui a causé L’Amour, roman :  » C’est la première fois de ta vie que cela t’arrive, qu’une lecture te rende réellement malade.  » Le journaliste Pierre-Louis Rozynès, nommément cité dans Pourquoi le Brésil ? (Stock), de Christine Angot, dont il a partagé la vie, ne s’en est pas offusqué :  » En m’approchant d’elle, je savais pertinemment qu’elle allait écrire sur sa vie, donc sur moi. Angot ne m’a pas pris de court et m’a fait lire son manuscrit au fur et à mesure. Je lui ai seulement demandé de changer un prénom. Pour le mien, j’ai réfléchi, j’ai préféré qu’elle le garde. Intellectuellement, ça a forcément nourri ma curiosité et mon narcissisme, mais psychologiquement, c’est compliqué à encaisser. Si on se fait tirer le portrait par Picasso, on ne se plaint pas d’avoir le nez à la place d’une oreille ! Au final, Pourquoi le Brésil ? est l’un de ses meilleurs livres. C’est la seule question qui vaille.  »

DELPHINE PERAS; D. P.

La plupart des  » modèles  » font profil bas et gardent bouche cousue  » Une lecture

qui m’a rendu réellement malade « 

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