Ma victoire sur la schizophrénie

La plus fréquente des affections psychiatriques n’est plus une malédiction pour les malades ni pour leur entourage. Des traitements permettent aux patients de mener une vie normale, même si bien des tabous demeurent. C’est pour les briser que Xavier Boissaye a choisi de raconter son combat et sa délivrance

(1) Ed. Les empêcheurs de penser en rond (diffusion Seuil).

L’histoire de Xavier Boissaye commence et se termine comme un conte de fées. L’homme affronte, d’abord, la cruauté du sort. A l’âge de 18 ans, il est diagnostiqué schizophrène. Le colosse – 1,92 mètre pour plus de 100 kilos – mène une existence malheureuse, car sa maladie mentale fait le vide autour de lui. Un jour, pourtant, l’existence lui sourit. Le bon géant croise une femme qui, à sa grande surprise, ne montre aucun signe d’effroi. Ils se marient et vivent maintenant heureux dans un hameau, près de Paris. Moralité ? La plus fréquente des affections psychiatriques, qui touche, partout, 1 % de la population, ne condamne pas ses victimes à un destin tragique.

La maladie est grave, comme en témoigne la proportion élevée de suicides (10 %). Pourtant, et même si certains spécialistes semblent moins optimistes ( lire l’encadré), l’Organisation mondiale de la santé estime que 1 patient sur 2 parviendrait à la vaincre. C’est le cas de Xavier Boissaye, dont le témoignage courageux brise nombre de tabous sur une pathologie stigmatisée. A 49 ans, il mène enfin l’existence de M. Tout-le-monde. Une compagne, une maison remplie de chats et de chiens, un travail. Le tableau est d’une banalité à pleurer ? Justement. Comme la plupart des malades dits  » guéris « , le géant continue à lutter, au jour le jour, pour tenir la folie à distance. Pour lui, l’ordinaire est un but en soi.

Dans la vie de Xavier Boissaye, il y a un avant et un après-1975. Cet été-là, le brillant élève termine haut la main sa première année de droit : ce fils de bonne famille a décidé de devenir avocat. Tout lui réussit, y compris le sport. Membre de l’équipe de France d’escrime, il dispute alors des compétitions internationales. A l’heure des grandes vacances, ni lui ni aucun de ses proches ne repèrent les premiers signes de psychose : le sentiment oppressant que ses compagnons d’entraînement le jalousent pour ses médailles ; la conviction que sa petite amie s’apprête à le quitter en dépit de leurs projets d’avenir ; l’impression troublante d’être le centre de toutes les conversations. Bientôt, la confusion s’installe, au vu et au su de tous. L’émission de Coluche passe à la radio ? L’animateur, croit-il, s’adresse à lui personnellement. Une jeune fille au pair débarque d’Allemagne ? Il s’agit d’une man£uvre de l’ennemi pour se ménager ses bonnes grâces. Car Xavier pense être chef d’état-major, à la tête des forces alliées. Sa fonction lui donne le pouvoir de déclencher une troisième guerre mondiale. Mais, s’il accepte de renoncer au conflit, alors il pourra épouser la charmante Allemande… Contrairement à une idée reçue, les schizophrènes ne souffrent pas d’une double personnalité, mais de délires de toute-puissance ou de persécution. Au plus fort de la crise, le garçon est interné en hôpital psychiatrique (HP), à la demande de ses parents.

Trente ans plus tard, l’homme mûr revient sur ces trois mois passés en unité fermée. Avec réticence. Calé dans le fauteuil du salon, Xavier Boissaye prend à témoin la fenêtre qui donne sur le jardin. Malgré le froid, il l’a laissée entrebâillée. La hantise d’être cloîtré n’a pas cédé au fil du temps.  » Chaque matin, quand les infirmiers venaient déverrouiller la porte de ma chambre, j’éprouvais l’angoisse du condamné à mort qui attend l’exécution de sa peine « , lâche-t-il. De son voyage au bout de la folie, le quadragénaire a tiré un récit méticuleux, au plus près des faits, L’Autre Face du miroir (1). Ce premier séjour en HP sera aussi le dernier. Plus jamais il ne cédera le contrôle de sa vie à autrui. Quand d’autres crises délirantes surviendront, il trouvera chaque fois refuge chez ses parents, le temps de reprendre pied dans le réel.

A la sortie de l’hôpital, le convalescent poursuit un traitement lourd, pioché dans la liste des antipsychotiques de première génération.  » Nous avons jonglé un moment avec les médicaments et les dosages avant de trouver la bonne recette « , se rappelle son psychiatre. Chaque mois, en patient discipliné, Xavier Boissaye se rend auprès d’une infirmière pour son injection. Trois fois par jour, il prend des gouttes. Et, si l’angoisse monte d’un cran, il avale des comprimés. S’ajoute à ce cocktail une quatrième molécule destinée à éviter les effets secondaires des médicaments précédents, en particulier une raideur des mains qui l’empêche d’écrire. Quand Catherine entre dans sa vie, le bon géant rompt avec la chimie intensive. Son traitement de fond passe de trois médicaments à un seul. Aujourd’hui, cette force de la nature prend seulement, matin et soir, un comprimé et demi d’un antipsychotique de deuxième génération. Contrairement aux précédentes, les molécules de cette famille, arrivées dans les années 1990, ne provoquent pas de mouvements incontrôlables des muscles. Malgré tout, l’idée de suivre un traitement à vie reste insupportable à beaucoup de schizophrènes. Xavier Boissaye, lui, s’est fait une raison.  » Les gens qui souffrent d’hypertension, par exemple, ne peuvent pas non plus se passer de leurs remèdes, et ils ne se posent pas tant de questions « , remarque-t-il.

D’abord dangereux pour eux-mêmes

Le sage a cessé de se tourmenter. Il profite de la vie.  » Quand je me réveille le matin avec Catherine à mes côtés, c’est le bonheur « , confie-t-il. Cette platitude n’en est pas une, dans la bouche d’un homme qui a longtemps cru la schizophrénie incompatible avec la félicité conjugale. Catherine, 51 ans, n’est ni son infirmière ni sa maman. Juste une femme qui a les pieds sur terre. Son jugement sûr est, pour Xavier Boissaye, un précieux baromètre. Car il est d’une sensibilité excessive vis-à-vis de l’attitude et de l’opinion d’autrui – une caractéristique de la maladie. Tel ami n’a pas téléphoné depuis plusieurs semaines ?  » Il n’est pas fâché, simplement pris par ses obligations professionnelles « , recadre Catherine. Quand ce grand anxieux sent que son imagination s’emballe, il guette, instinctivement, les réactions de sa compagne.

En pleine canicule, lors de l’été 2003, c’est un homme terrifié qui se terre dans leur petit appartement surchauffé : les avions militaires rasent les toits pour le défilé du 14-Juillet. C’est sûr, ils se préparent à bombarder Paris. La troisième guerre mondiale a commencé… Vraiment commencé ?  » Catherine n’avait rien changé à ses habitudes, raconte-t-il. En la voyant revenir avec les courses, j’ai commencé à douter. Serait-elle allée tranquillement au supermarché, si la sécurité du pays avait été menacée ? » Au plus fort de cet épisode psychotique, le seul et unique en douze ans de mariage, Xavier Boissaye panique, tempête et s’en prend même à sa femme. Celle-ci appelle les médecins, qui lui administrent un traitement de crise. Trois jours plus tard, le géant est redevenu lui-même. Sa femme s’est-elle sentie menacée ?  » Je n’ai jamais eu peur de Xavier, ni cette fois-là ni aucune autre, affirme-t-elle avec un sourire de connivence. J’ai compris depuis longtemps que sa colère n’était pas dirigée contre moi.  »

L’image véhiculée par les schizophrènes dans la société est pourtant bien différente. En France, 64 % des personnes interrogées l’an dernier pour une enquête réalisée par Ipsos pensent que les malades sont dangereux pour les autres.  » A tort ! s’exclame un psychiatre. Les études montrent qu’ils sont d’abord un danger pour eux-mêmes !  »

Dans l’arrière-salle d’un café où il a une table réservée, Xavier Boissaye reçoit, en toute discrétion, les clients qui font appel à ses talents d’écrivain public. Il rédige des lettres de motivation, des courriers administratifs et des discours. A raison d’une quinzaine de commandes par mois, ses recettes complètent les revenus tirés de son patrimoine immobilier. Ce métier, atypique, est taillé sur mesure pour un homme que sa maladie rend fatigable et vulnérable au stress. Xavier Boissaye a enfin trouvé sa voie, après s’être échiné à enfiler des costumes plus classiques et tenté sa chance à des postes où il craquait, à chaque fois, au bout d’un an. Actuellement, la plaque d’écrivain public vissée sur son portail témoigne de sa fierté recouvrée. Le psychiatre qui l’a suivi pendant vingt ans mesure l’événement à sa juste valeur :  » Les schizophrènes qui avaient entamé des études supérieures doivent généralement faire le deuil d’un destin brillant. Tous en gardent une blessure intime, même s’ils se satisfont, en apparence, d’un simple travail de bureau.  »

Depuis qu’il a réussi à mettre la maladie en sourdine, Xavier Boissaye a recommencé à tisser patiemment un réseau de relations sociales. La plupart des schizophrènes souffrent, en effet, de marginalisation. Trois coups à la porte. Le voisin, invité pour le café, passe la tête.  » Entre, Bertrand !  » lance d’une voix sonore le bon géant qui n’effraie plus personne.

Estelle Saget

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