L’@rgot des @dos

Bjr Y A Kelk1 ? (Bonjour, y a-t-il quelqu’un ? ). Sur Internet ou par téléphone, les fans de chats et de SMS torturent la langue de Molière. Des linguistes tirent la sonnette d’alarme

Journée Raymond Queneau, bal des mots… La langue française est en fête du 15 au 23 mars (www.cfwb.be/franca ou 0800 20000), particulièrement à Watermael-Boitsfort (Bruxelles), sacrée Ville des mots 2003 (www.villedesmots.com ou 02 663 85 50).

Dialogue de chatteurs (adeptes du chat, la conversation sur Internet) surpris sur Caramail un mercredi après-midi :  » Kelk1 pouré médé pour une dissert sur le cinéma ? ? ? ? ? je sai pa coi dire « , demande un pot@che.  » C quoi le sujet ? » répond un internaute charitable.

Un charabia d’initiés ? Voici quelques jours, le journal britannique Daily Telegraph rapportait le cas d’une collégienne de 13 ans qui avait rédigé un texte dans la langue des abréviations et des signes utilisés pour les SMS (short message service), mini-messages envoyés et reçus sur les téléphones mobiles.  » La page était pleine de hiéroglyphes, dont la plupart étaient incompréhensibles « , a expliqué son professeur d’anglais, reprochant aux nouvelles technologies le  » déclin de la grammaire et de la langue écrite « .

La sonnette d’alarme a d’abord été tirée en Grande-Bretagne, où l’Internet s’est développé plus tôt que chez nous. Mais, dès 1998, Jacques Anis, professeur de linguistique à l’université de Paris-X-Nanterre, a relayé les inquiétudes de ses confrères britanniques. Depuis, le succès inattendu du SMS a encore donné un coup d’accélérateur à l’essor du cyberfrançais. Si, en 2001, seul un Belge sur quatre était raccordé à Internet selon l’Institut national de statistique (INS), ce qui fait des chatteurs un public relativement restreint et privilégié, plus de 70 % des Wallons et des Bruxellois ont un GSM.  » Presque tous les jeunes qui en possèdent un échangent des SMS « , affirme-t-on chez Proximus. Dix millions de SMS seraient ainsi envoyés quotidiennement en Belgique. Pour le meilleur et pour le pire de la langue française ?

 » En classe, je vois parfois certains élèves pianoter sur leur portable dissimulé sous leur banc, mais cela reste silencieux. Ils savent que si une sonnerie retentit, le GSM est tout de suite confisqué !  » Professeur de français dans une école secondaire, Alain Denis minimise le phénomène. Tous les collèges et les athénées ne seraient pas également atteints par la SMSmania. En outre, pour certains enseignants, rares peut-être, le cyberfrançais aurait même le mérite de relancer une certaine forme de correspondance et de pousser des jeunes à écrire, eux qui dédaignent généralement autant la plume que la lecture. Apprises sur les bancs de l’école, les règles de l’orthographe et de la rédaction sont souvent associées à la terreur du bic rouge. Or, selon le psychanalyste français Serge Tisseron, le clavier et l’écran seraient à l’origine d’un  » nouveau rapport au texte « . Le français des chats et des SMS est, en effet, une langue désinhibée, spontanée. On l’écrit comme on le parle et comme on l’entend, en fixant le clavier. Sans regarder nécessairement l’écran, ni prendre le temps de se relire pour corriger les fautes qui abondent.

Pas de péril

Limité à 160 caractères, les SMS exacerbent encore cette tendance à écrire vite et bref. Le tout agrémenté û ou pollué, c’est selon û d’anglicismes. La cyberlangue reprend toutefois souvent des procédés anciens, comme la troncation au début ou à la fin des mots : (pro) blème, comme d’hab(itude). Ou les siglaisons qui débouchent sur des acronymes : SMS-moi ou essemesse-moi. De même, les abréviations les plus classiques û ts (tous), tjs (toujours) û en côtoient de nouvelles : msg (message), mdr (mort de rire) ou son équivalent britannique, lol (laughting out loud).

Quand on déboule sur un chat ou dans un forum de discussion, l’usage d’un pseudonyme ne dispense pas toujours de décliner son âge, son sexe et sa ville de résidence demandés par la question rituelle : asv, stp ?

Condensés à l’extrême, des énoncés tiennent parfois en une seule majuscule û C est plus court que  » c’est « , G que  » j’ai  » û ou du rébus, mêlant les chiffres, capitales et autres signes, comme dans A+ (à plus (tard), a2m1 (à demain) ou a12c4 (à un de ces quatre). Phonétique, l’écriture s’inspire du créole dans ki, ke, koi, pour qui, que, quoi. Les mots se soudent : menfin, cestadire. Les signes diacritiques (accents, cédilles…) disparaissent. Entre soi, on se comprend à demi-mot.

Le cas de la ponctuation est plus complexe : si les points et les virgules prennent généralement le large, les points d’interrogation et d’exclamation sont nombreux. Sur Internet, ils peuvent être répétés à l’envi, tout comme certaines lettres, en minuscules ou en majuscules, afin de souligner ses états d’âme.  » Comme on ne se voit pas et qu’on ne s’entend pas, les émoticônes ou smileys permettent de faire passer des sentiments, explique Sébastien (18 ans). Un visage triste, un clin d’£il ;-)… C’est plus expressif que des mots.  » Les claviers d’ordinateur et de portables disposent des signes adéquats pour traduire les mimiques. Les : désignent les yeux, – le nez et la ) la bouche.

Ce langage  » pictogramme  » annonce-t-il la perte irrémédiable de la maîtrise du français ?  » Il n’y a pas de menace pour la langue, pense Michèle Lenoble-Pinson, professeur de français aux Facultés universitaires Saint-Louis, à Bruxelles. A toutes les époques, des groupes ont aimé développer un langage personnel, codé, inaccessible aux autres. C’est le cas de l’argot, à l’origine, langue des malfrats, mais aussi du verlan, du javanais… Leur impact sur la langue française se limite à quelques emprunts lexicaux, comme meuf, par exemple.  »

Les adolescents seraient d’ailleurs conscients des différents niveaux de langue.  » Dans les travaux scolaires, ils savent qu’ils ne peuvent pas utiliser d’abréviations, conformément aux compétences à atteindre dans le cadre du nouveau programme de français « , poursuit Alain Denis.

Melting-script

D’autres professeurs s’inquiètent toutefois de la fréquence de mots soudés ou de signes phonétiques comme k pour qu.  » Dans son livre Parlez-vous texto ?, Jacques Anis parle de ômelting-script », rapporte Jean René Klein, professeur de linguistique à l’UCL. Le texto ressortit à un type d’écriture essentiellement hybride, dépourvu de balises claires, où la fantaisie l’emporte sur la systématique. Si la conversation en situation peut s’accommoder de certaines incohérences, de non-dits, il n’en va pas de même de l’écriture.  »

Beaucoup d’écrivains, et non des moindres, se sont pourtant essayés à l’exploitation du langage à des fins ludiques. Mais l’exercice se révélerait trop risqué pour les plus jeunes, réfractaires à l’accord du participe passé et aux caprices de l’orthographe.  » L’écriture est un art difficile qui doit être maîtrisé avant tout par une exposition intensive à de bons exemples « , poursuit Klein. Bref, pour ceux qui en doutaient encore, le chat ou le SMS ne dispenseront jamais de la lecture de Balzac. A vos classiques, les potaches.

Dorothée Klein

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