Logique de paix au Cachemire

Les deux puissances nucléaires de la région tentent de normaliser leurs relations. Déjà, les habitants de la province contestée respirent mieux

De notre envoyé spécial

Dans le village de Garkote, la rue principale est un simple chemin de terre ; elle serpente entre les maisons, sur le flanc de la montagne, sous les arbres centenaires. Le matin, à l’heure où les rayons du soleil percent au-dessus de la ligne de crête, de l’autre côté de la vallée, le visiteur croise des enfants sur le chemin de l’école qui récitent leurs leçons :  » A for apple, B for baby, C for cabbageà  » Situé à quelques kilomètres de la  » ligne de contrôle « , la frontière qui sépare l’Inde et le Pakistan dans la région disputée du Cachemire, le bourg compte quelque 5 000 habitants. Le seul commerce est une échoppe en bois gardée par un papy sans âge, Ishtaq Ahmad. Un homme heureux ces temps-ci : depuis le 26 novembre 2003, New Delhi et Islamabad observent un cessez-le-feu dans la région.  » Auparavant, explique-t-il, les mortiers nous pleuvaient sur la tête.  » Son épouse et sa fille ont été tués par des tirs et, il y a quatre ans, un missile est venu s’écraser sur le toit de l’école, vide à ce moment-là. A présent, les habitants de Garkote savourent le retour à la normalité. Et ils prient pour que cela dure.

Tranquillement, sans faire de bruit, l’Inde et le Pakistan se sont engagés dans un processus de paix. Du 16 au 18 février, les secrétaires d’Etat aux Affaires étrangères des deux pays se sont rencontrés à Islamabad, la capitale pakistanaise. Une  » feuille de route  » a été établie. Elle prévoit une série de réunions sur tous les sujets de contentieux, à commencer par le Cachemire, et sur les mesures  » destinées à rétablir la confiance « , selon la formule consacrée, entre les deux puissances nucléaires d’Asie du Sud. Plusieurs rendez-vous sont envisagés après les élections générales indiennes, prévues entre la mi-avril et la mi-mai, et un sommet devrait réunir les ministres des Affaires étrangères en août.  » L’atmosphère a changé, confie l’un des participants à la réunion d’Islamabad. Chacun de nous a compris que la guerre n’était pas une solution.  »

Discrétion et profil bas

Ce discours n’a rien de théorique. Trois conflits armés ont déjà opposé ces frères ennemis, issus en 1947 de l’indépendance du sous-continent. Et un quatrième a failli éclater en 2002, à la suite d’un attentat mené à proximité du Parlement de New Delhi en décembre de l’année précédente et attribué à des militants islamistes. Plusieurs centaines de milliers de soldats en armes étaient postés le long de la frontière ; seule l’intervention des Etats-Unis, à l’époque, a permis d’éviter la catastrophe.

Il n’y a rien de spectaculaire dans les discussions de ces dernières semaines : les deux parties ont approuvé un simple échéancier dans l’espoir d’aboutir à une issue négociée et de régler l’intégralité de leurs problèmes. Mais c’est cette discrétion et cette volonté de garder un profil bas, précisément, qui rassurent les observateurs.

Depuis quelques années, en effet, les gouvernements de l’Inde et du Pakistan se sont spécialisés dans l’art de se faire échauder lors de négociations spectaculaires et télégéniques, certes, mais sans substance véritable. En juillet 2001, en particulier, les leaders des deux pays se sont retrouvés dans la cité indienne d’Agra. Mais la réunion a échoué par manque de préparation. A contrario, les discussions en cours s’annoncent longues, méthodiques, presque ennuyeuses. Et les chances d’aboutir paraissent bien meilleures.

Ce n’est pas l’envie qui manqueà Depuis plusieurs mois, l’un et l’autre camp font preuve d’une modération inhabituelle. En avril 2003, d’abord, le Premier ministre indien semble tendre la main à ses voisins pakistanais, dans un discours prononcé dans la partie du Cachemire contrôlée par New Delhi. Les deux pays rétablissent alors des liens diplomatiques de haut niveau. A l’automne, outre le retour annoncé de liaisons aériennes limitées, un cessez-le-feu intervient au Cachemire, le long de la  » ligne de contrôle « . Miracle : non seulement il semble respecté, mais les troupes d’Islamabad chercheraient à éviter les incursions clandestines de militants armés en territoire indien, ce dont New Delhi prend acte. Tout récemment, l’Inde a fait preuve d’une grande sobriété à la suite des scandales liés au père de la bombe nucléaire pakistanaise, le Dr Abdul Qadir Khan. Pour sa part, Islamabad n’a pas réagi aux informations selon lesquelles l’Inde envisageait de reporter la tournée de son équipe de cricket, pour raisons de sécurité. Sur le fond, surtout, le Pakistan a fait une concession de taille en acceptant le principe d’un dialogue tous azimuts. Jusqu’à présent, Islamabad exigeait que le Cachemire soit abordé avant tous les autres sujets.

Peuplée en majorité de musulmans et divisée entre les deux pays, qui en réclament la souveraineté, la province himalayenne du Cachemire est au c£ur de la rivalité entre Islamabad et New Delhi. La difficulté de résoudre cette question tient à l’identité même des deux Etats.

Le Pakistan a été conçu, dans l’esprit de ses fondateurs, comme la  » terre d’accueil  » des musulmans du sous-continent. Pour les militaires, en particulier, le pays restera incomplet tant qu’il n’intègrera pas la région voisine du Cachemire, à majorité musulmane elle aussi. Comme le rappellent à l’envi les politiciens d’Islamabad, la lettre  » k  » du mot Pakistan est une référence au Cachemire (Kashmir, en anglais) : privé de la région, le nom du pays devient littéralement incompréhensible ! Plus discrètement, l’armée pakistanaise n’est pas mécontente d’entretenir une insurrection qui, à faible coût, mobilise la moitié des troupes indiennesà

A New Delhi aussi, la difficulté d’aborder ce sujet tient aux circonstances dans lesquelles l’Inde a acquis son indépendance. Bien que le gouvernement soit dominé par un parti de nationalistes hindouistes, le BJP, le pays demeure attaché à son identité  » laïque  » et il entend conserver sa seule province à majorité musulmane. A contrario, si le Cachemire devait accéder à l’indépendance ou passer sous souveraineté pakistanaise, l’Inde redoute que d’autres régions û dans le nord-est du pays, surtout û ne soient tentées à leur tour par le séparatisme.

Malgré les obstacles, les leaders des deux pays, encouragés par les Etats-Unis et l’Union européenne, semblent acquis à une sorte de réalisme. Le Premier ministre indien, Atal Behari Vajpayee, serait enfin convaincu que la question du Cachemire ne peut être résolue par la voie militaire : engagée depuis 1989, la guerre civile n’a pas pris fin avec la présence massive de l’armée indienne. Pour sa part, le président pakistanais, le général Pervez Moucharraf, serait décidé à prendre ses distances à l’égard des groupes armés islamistes. Leurs camps d’entraînement ont été fermés, ces derniers mois, dans la partie du Cachemire administrée par Islamabad. Nul doute que les deux attentats de décembre 2003 contre Moucharraf, attribués à un groupe de séparatistes extrémistes du Cachemire, n’aient permis au général-président de mieux distinguer l’essentiel de l’accessoireà

Sur le terrain, la nouvelle atmosphère de bonne volonté tarde, cependant, à se manifester. Certes, dans les rues de Srinagar, la plus grande ville de la vallée du Cachemire, les soldats indiens passent, désormais, la journée dans leurs casemates, au lieu de fouiller le moindre passant. De nombreux bunkers ont disparu, le long des routes et à proximité des carrefours. Mais Pervez Imroz, un avocat spécialisé dans les questions des droits de l’homme, assimile ces changements à de la poudre aux yeux. Les statistiques sont inchangées, selon lui, quant au nombre de civils tués ou  » disparus  » (un euphémisme utilisé pour décrire les victimes de la torture aux mains des forces de sécurité indiennes ou, parfois, des militants séparatistes eux-mêmes). En 2003, alors que les relations entre les deux pays s’amélioraient déjà, plus de 3 000 personnes auraient été tuées.

Des échanges compliqués

Pourtant, de nombreux habitants du Cachemire reprennent espoir. Ishtaq Ahmad, le boutiquier du village de Garkote, compte bien embrasser à nouveau son fils :  » Il a traversé la frontière en 1963, confie le vieil homme. A l’époque, il avait 28 ans. Il est revenu nous voir, il y a une douzaine d’années, en compagnie de son épouse pakistanaise. Mais je ne l’ai pas revu depuis.  » Le moindre échange est compliqué. Les liaisons téléphoniques sont inexistantes, ou presque. Et, en l’absence de relations postales, les lettres doivent transiter par un pays tiers.  » Tout cela, soupire Ishtaq, alors qu’il habite à quelques dizaines de kilomètres d’ici !  »

Depuis quelques mois, il est question de rétablir la ligne d’autocar qui circulait, autrefois, entre Srinagar et Muzaffarabad, les grandes villes situées de part et d’autre de la  » ligne de contrôle « . Ce jour-là, c’est promis, le boutiquier de Garkote achètera un billet.  » Avant 1965, se souvient-il, les Cachemiris circulaient sans problème d’une région à l’autre. Depuis les politiciens ont tout gâché.  »

Marc Epstein

ôL’atmosphère a changé. Chacun de nous a compris que la guerre n’était pas une solution »

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