L’offensive du juge Van Ruymbeke

En marge du volet terroriste de l’attentat de 2002, le juge est sur la piste des rétrocommissions qui pourraient avoir alimenté, sept ans plus tôt, la campagne électorale d’Edouard Balladur. Une instruction menée au pas de charge.

Le sort du dossier Karachi semble désormais être entre les mains du juge Renaud Van Ruymbeke. Ce magistrat de 58 ans, spécialiste des enquêtes politico-financières, est confronté à l’affaire la plus embarrassante du quinquennat de Nicolas Sarkozy, puisqu’elle met en cause le président de la République française (voir page 74). A travers des soupçons de financement illégal de la campagne présidentielle de 1995, via un système de rétrocommissions, le passé balladurien de l’actuel chef de l’Etat remonte à la surface. Au risque de ranimer les haines au sein de la majorité. Entre l’ex-ministre du Budget et porte-parole du gouvernement d’Edouard Balladur (1993-1995), et des chiraquiens, au premier rang desquels Dominique de Villepin, la guerre est relancée.

Dans cette atmosphère pesante, le juge Van Ruymbeke n’a pas l’intention de perdre du temps. Il compte mener ses investigations sur un rythme élevé, comme le confirme le calendrier des auditions déjà effectuées et à venir. Le magistrat a d’autant plus intérêt à aller vite qu’un différend majeur l’oppose au parquet de Paris. Celui-ci, sous l’autorité hiérarchique du ministre de la Justice, souhaite limiter la saisine de Renaud Van Ruymbeke. En clair, il veut circonscrire le champ de son enquête aux chefs d’entrave à la justice et de faux témoignage, en écartant le volet corruption. D’après le parquet, les faits, vieux de quinze ans, sont prescrits. Et surtout, avant de mettre en cause des responsables français, il faut établir la culpabilité des intermédiaires des contrats, tous deux étrangers (voir page 75). L’arbitrage entre ces deux positions reviendra à la chambre de l’instruction, selon un calendrier qu’elle seule maîtrise. En attendant, le juge peut continuer d’avancer. Il ne s’en prive pas.

Les faits auxquels il s’intéresse sont connus de longue date (1995), mais il a fallu attendre l’enquête sur l’attentat de Karachi (15 morts, dont 11 employés français de la Direction des constructions navales, le 8 mai 2002) pour qu’ils sortent de l’oubli. En progressant dans ses investigations, le juge antiterroriste Marc Trévidic s’est heurté à la complexité des contrats d’armement. Il a donc fini par solliciter le renfort d’un spécialiste des affaires financières. Dès sa désignation, son collègue Van Ruymbeke est remonté dans le temps, jusqu’à la campagne présidentielle de 1995.

Peu après son arrivée à l’Elysée, Jacques Chirac convoque le nouveau ministre de la Défense, Charles Millon, pour l’informer de soupçons de rétrocommissions dans deux contrats d’armement négociés par le gouvernement précédent, dirigé par Edouard Balladur. Le premier, baptisé Sawari II, porte sur la vente à l’Arabie saoudite de trois frégates lance-missiles, pour un montant de 19 milliards de francs français [2,9 milliards d’euros]. Le second contrat, nommé Agosta, concerne le Pakistan et la livraison de trois sous-marins pour 5 milliards de francs français [750 millions d’euros].

Charles Millon n’est pas vraiment surpris par ces soupçons. Lors de la cérémonie de passation de pouvoir au ministère de la Défense, son prédécesseur, François Léotard, un proche de Balladur, a lourdement insisté auprès de lui sur la nécessité de finaliser au plus vite le contrat avec l’Arabie saoudite. En accord avec l’Elysée, Millon ordonne à la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE), les services d’espionnage, de s’intéresser de près à ces négociations et aux intermédiaires censés les avoir facilitées. Le patron de la DGSE d’alors, Jacques Dewatre, prend les choses en main. Des mouvements bancaires suspects sont repérés entre Malte, la Suisse, l’Espagne et le Luxembourg. Dans le rapport oral fait à Charles Millon, Dewatre confirme une forte présomption de rétrocommissions en faveur de Français. Il précise cependant ne pas en avoir la preuve matérielle.

Les Saoudiens confirment les soupçons

Dans le même temps, deux anciens membres du cabinet de François Léotard, Louis-Pierre Dillais et Patrice Molle, sont placés sur écoutes pendant plusieurs mois par la DGSE, officiellement parce qu’ils font l’objet de menaces. S’ils n’apportent pas d’éléments nouveaux, ces enregistrements suscitent la réaction outrée de Léotard, qui proteste auprès de son successeur.

Entendu le 15 novembre par le juge Van Ruymbeke, Charles Millon est revenu sur les négociations engagées avec l’Arabie saoudite dans le cadre de Sawari II. Selon son audition, publiée in extenso sur le site Mediapart, l’ancien ministre a affirmé avoir obtenu une confirmation directe des soupçons, de la bouche même des Saoudiens, lors d’une visite officielle dans leur pays, en juin 1995. D’après Millon, le fameux contrat n’a pas été signé, mais des acomptes ont été versés aux intermédiaires, Ziad Takieddine et Abdul Rhaman el-Assir. Les Saoudiens auraient jugé ces derniers un peu trop gourmands, tout en devinant qu’une partie de cet argent était en réalité destinée, in fine, à des Français.

Au Pakistan, dans l’autre contrat litigieux, l’essentiel des sommes dues a bien été payé. Fort de l’ensemble de ces informations, Jacques Chirac décide alors de suspendre les paiements des intermédiaires dans les deux contrats.

Aujourd’hui, Van Ruymbeke se lance donc sur la piste de cet argent. Est-il revenu en France ? Qui en a bénéficié ? A-t-il servi au financement de la campagne d’Edouard Balladur, dont Nicolas Sarkozy était le porte-parole ? Le 10 novembre, Renaud Donnedieu de Vabres a été entendu. L’ancien directeur du cabinet de François Léotard à la Défense conteste tout financement illégal. Mais il reconnaît avoir reçu Takieddine et El-Assir au ministère.

Le magistrat pourrait aussi se pencher sur les comptes de la campagne de Balladur. Pour l’instant, le Conseil constitutionnel, présidé par Jean-Louis Debré, un fidèle de Jacques Chirac, a refusé d’en communiquer le détail. A l’époque, en 1995, les rapporteurs avaient pourtant émis des réserves sur la provenance d’une somme d’argent liquide d’environ 10 millions de francs français [1,52 million d’euros]. Selon une source interne, la haute institution, alors dirigée par le socialiste Roland Dumas, avait renoncé à l’invalidation au prétexte que Balladur avait été battu au premier tour et qu’il n’y avait donc pas lieu de pousser l’enquête plus avant. Cette somme en espèces pourrait en fait provenir du résidu des fonds secrets. Selon la tradition de la Ve République, cet argent était emporté par le Premier ministre sortant pour ses activités politiques. Edouard Balladur a toutefois réfuté cette thèse, au printemps dernier, devant la mission d’information parlementaire ouverte sur l’attentat de Karachi.

Y a-t-il eu d’autres apports suspects ? Quel a été le rôle exact du président du Parti républicain, François Léotard, retiré depuis lors de la vie politique ? Seul l’examen détaillé des comptes permettrait peut-être d’en savoir davantage.

A ce jour, rien ne prouve l’existence d’un lien quelconque entre l’attentat et les man£uvres financières, légales ou non, liées aux contrats. Mais les juges Van Ruymbeke et Trévidic continuent de démêler cet écheveau. Pour y parvenir, ils peuvent compter sur l’appui du député maire (PS) de Cherbourg (la ville de la DCN), Bernard Cazeneuve, qui demande la réouverture de la mission parlementaire dont il avait été le rapporteur. Et peut-être sur les rivalités internes à la majoritéà

PASCAL CEAUX ET JEAN-MARIE PONTAUT

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