L’islamisme en version marocaine

Dans un pays qui n’est pas resté indifférent au printemps arabe, le Premier ministre, en poste depuis un an, se montre soucieux de l’opinion. Mais il tarde à mettre en oeuvre les réformes.

Le 6 juin dernier, le chef du gouvernement marocain s’est invité sur les deux chaînes de la télévision publique du royaume afin d’expliquer la hausse, annoncée quelques jours plus tôt, des prix des carburants. Du jamais-vu dans un pays où, jusqu’ici, les Premiers ministres ne parlaient pas ! Ce soir-là, non seulement Abdelilah Benkirane s’adresse aux Marocains pour défendre sa décision, mais il le fait en darija (arabe dialectal). Une heure de pédagogie sur les mécanismes de la caisse de compensation, dans le style gouailleur et débonnaire qui caractérise cet ancien professeur de physique, secrétaire général du principal parti islamiste marocain… et monarchiste convaincu. Une évolution qui, selon le politologue Omar Saghi, s’inscrit dans la suite logique du printemps arabe :  » La classe politique marocaine, explique-t-il, a longtemps été notabiliaire. Le peuple trouvait naturel de déléguer le pouvoir à des élites plus formées, jugées plus aptes, et cette vision était encouragée par le Palais. Le printemps arabe a réveillé l’intérêt des couches populaires et des classes moyennes pour la chose publique. Aujourd’hui les électeurs veulent des politiciens qui parlent comme eux, mangent comme eux, vivent comme eux. C’est un phénomène nouveau. Et Benkirane l’a compris.  »

Nommé par le roi à l’issue des élections du 25 novembre 2011, le patron du Parti de la justice et du développement (PJD) a apporté un style nouveau. Les Marocains découvrent un chef de gouvernement qui communique et joue la carte de la simplicité – il n’a pas déménagé, par exemple. Populiste ? Assurément. Mais Benkirane reste, un an après son intronisation, un Premier ministre populaire. Il veille à rester en phase avec son électorat, alors que sur le fond, ces douze mois apparaissent comme une période de rodage. Mis à part quelques mesures symboliques, en effet, les promesses électorales du PJD en matière de lutte contre la corruption ou de bonne gouvernance ne se sont guère traduites dans les faits. La situation économique est en outre plus préoccupante que prévu.

A cause de la crise, les transferts des Marocains de l’étranger et les recettes du tourisme ne suffisent plus à combler le déficit commercial et les réserves de change s’amenuisent. Une mauvaise récolte en 2012 est venue assombrir encore le tableau, même si la pluie des derniers mois de 2012 peut faire espérer une nette amélioration en 2013. Et, surtout, aucune véritable réforme n’a encore été mise sur les rails. En principe, une quinzaine de lois organiques, destinées à compléter la nouvelle Constitution, devraient être votées d’ici à la fin de la législature, en 2016. Elles portent sur le statut de la justice et des magistrats, la régionalisation, le statut de la langue amazigh (berbère), la lutte contre les discriminations… Pour l’heure, une seule a été adoptée, qui précise les pouvoirs respectifs du roi et du gouvernement en matière de nominations.  » L’entrée en vigueur de ce texte était un préalable pour commencer à lutter contre la corruption, souligne Lahcen Daoudi, ministre de l’Enseignement supérieur. Or, dans certains ministères, l’administration est complètement gangrenée. Nous n’arriverons à rien sans une prise de conscience de la société civile.  » Pour ce poids lourd du PJD, la transparence du scrutin de novembre 2011 et la victoire des islamistes ont eu une  » fonction stabilisatrice « .  » Notre capital de confiance est intact. L’année 2012 a été pour nous une phase de prise en main des dossiers et de l’administration.  » L’agenda qu’il avance pour 2013 est ambitieux : la loi sur la régionalisation, la réforme de la justice, celle de la caisse des compensations qui serait, en partie au moins, remplacée par un système d’aide à la personne, la réforme des retraites…

Ne pas  » casser  » l’image du Maroc à l’étranger

En principe, le Premier ministre dispose, grâce à la Constitution du 1er juillet 2011, de davantage d’autonomie que ses prédécesseurs. Il se garde bien, pour autant, de contester la prééminence royale. Au point que certains lui reprochent d’être plus royaliste que le roi…  » Il veut garder de bonnes relations avec la monarchie, souligne le politologue Mohamed Tozy. Quitte à ne pas occuper tout l’espace qui est le sien.  » Le chef du gouvernement est aussi très soucieux de ne pas  » casser  » l’image du Maroc à l’étranger.  » Nous n’avons pas été élus sur la hauteur des minarets « , résume Lahcen Daoudi.

Du côté du Palais, l’adaptation à la nouvelle donne s’est surtout traduite par un renforcement du cabinet royal. Gouvernement de l’ombre, comme l’affirme une partie de la presse marocaine ? C’est un peu plus compliqué. Le roi affiche un respect pointilleux de la nouvelle Constitution. Il aurait même prié le ministre de l’Intérieur, qui lui transmettait une liste de nouveaux gouverneurs, de s’adresser au chef du gouvernement… Mais ses conseillers, entourés des meilleurs experts, ont une maîtrise des dossiers qui bien souvent leur permet d’orienter la décision. A cette stratégie d’influence s’ajoute une bataille de la communication.

De nouvelles élites, plus arabisées

C’est la première fois que la monarchie doit partager la scène avec un Premier ministre. L’exercice est d’autant plus compliqué que la prise de parole du roi, qui ne goûte guère l’exercice, se limite à quelques discours institutionnels. Or il est important pour le Palais de montrer que le souverain garde la haute main sur les orientations stratégiques du pays et demeure en position dominante. Pour cela, Fouad Ali el-Himma est à la manoeuvre. Très proche de Mohammed VI, homme de réseaux, il fait partie de ceux qui sont venus renforcer le cabinet royal après les élections de 2011. Son inimitié pour le PJD est connue. Il a été le parrain du Parti authenticité et modernité (PAM) dont il voulait faire la première formation du pays et le fer de lance de la lutte contre l’islamisme. Ce qui ne veut pas dire pour autant qu’il cherchera à déstabiliser Benkirane : le Palais n’y a pas intérêt. En revanche, la bataille du cahier des charges de l’audiovisuel public, qui a occupé une partie de l’année 2012, a montré la capacité de l’entourage royal à intervenir, dès lors que les islamistes – en l’occurrence, le ministre de la Communication, Mustapha El Khalfi – se plaçaient sur le terrain de l’idéologie. Cette affaire et quelques autres ont relancé les accusations de certains modernistes ou sécularistes sur l’existence d’un  » agenda caché  » du PJD. Le clivage entre les deux camps est plus visible que jamais. Au-delà de cet affrontement idéologique, l’arrivée au pouvoir du PJD a mis en évidence la montée en puissance de nouvelles élites, plus arabisées. Alors que les ministres et les conseillers royaux ont toujours été francophones et issus du même moule – celui des écoles ou des universités françaises -, ces nouveaux dirigeants politiques, de même que les technocrates qui peuplent leurs cabinets, sont arabophones.  » Ils prennent des notes en arabe !  » confie, étonné, un consultant. Une mutation qui inquiète les francophones. Même s’ils tiennent encore la plupart des postes dans la sphère économique, ceux-ci ont tendance à percevoir le PJD comme l’expression d’un  » poujadisme antiélites  » – la formule figure dans une récente étude réalisée par un think tank – et peinent à s’adapter à l’émergence d’un Maroc à la fois plus populaire, plus conservateur et plus identitaire.

DE NOTRE ENVOYÉE SPÉCIALE DOMINIQUE LAGARDE

Le Premier ministre dispose de davantage d’autonomie que ses prédécesseurs, mais il se garde bien de contester la prééminence royale

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