Lionel Jospin « Hollande a accompli sa mue »

A 74 ans, l’homme exclu du second tour de l’élection présidentielle de 2002 juge qu’aucun président français n’a concentré autant de pouvoirs entre ses mains que Nicolas Sarkozy. Il loue la compétence économique et l’intelligence politique de François Hollande. 2012 peut-il laver l’affront de 2002 ?

Le Vif/L’Express : La campagne de Nicolas Sarkozy est-elle l’aboutissement de la personnalisation à l’extrême du pouvoir sous la Ve République ?

Lionel Jospin : Sans doute. Aucun président de la République n’a autant que lui concentré les pouvoirs entre ses mains, au détriment du Premier ministre, des ministres, pour ne rien dire du Parlement. Sous son mandat, les corps intermédiaires ont été ignorés et les serviteurs de l’Etat, méprisés. La campagne de Nicolas Sarkozy reflète cette conception de la politique. Il y parle d’ailleurs surtout de lui-même, y compris en utilisant le champ des sentiments intimes, avec l’espoir de faire renaître chez les Français une sympathie enfuie.

La crise de l’industrie française est devenue l’un des principaux terrains d’affrontement de la campagne. Ainsi le site d’ArcelorMittal à Florange a-t-il été le passage obligé des candidats en campagne. Selon vous, s’agit-il simplement d’une stratégie médiatique ?

Que les candidats aillent dans les usines à l’occasion de conflits pendant la campagne, c’est normal. Même si on peut s’interroger sur la réalité des solutions évoquées par le président sortant, compte tenu de ses promesses non tenues dans ce domaineà Il y a un problème industriel français : durant le dernier quinquennat, la majorité a laissé perdre des centaines de milliers d’emplois, opérant une saignée de notre substance productive. La droite continue à s’en tenir à la compétitivité par les coûts, en ignorant le problème majeur de la compétitivité hors coûts : regardez les publicités pour les voitures allemandes (pays voisin, modèle économique proche), elles ne vous disent pas que la voiture est moins chère, mais qu’elle est meilleure ! La qualité des produits fait la différence. C’est ce que défend le candidat socialiste dans sa priorité à l’industrie – c’est la vision du XXIe siècle.

Nicolas Sarkozy cite souvent une phrase que vous aviez prononcée en 2000, à propos d’un plan social chez Michelin :  » L’Etat ne peut pas tout.  » Cela vous agace ?

Ce qui me choque, c’est qu’il prétend me faire dire que l’Etat ne peut rien ! Mais ma réponse est simple : regardons le bilan de mon gouvernement, c’est 2 millions d’emplois créés, 900 000 chômeurs de moins – un record sur cinq ans dans l’histoire économique de la France. Ces 900 000 hommes et femmes qui échappent au chômage, cela pèse plus lourd qu’une phrase, d’ailleurs de bon sens, si on ne la défigure pas.

François Hollande a proposé de taxer à 75 % les très hauts revenus. Cette mesure vous paraît-elle réaliste ou s’agit-il de surenchère électoraliste ?

C’est un signe extrêmement important donné par le candidat : ceux qui gagnent beaucoup d’argent doivent, dans l’esprit républicain de la progressivité de l’impôt, contribuer davantage qu’ils ne le font aujourd’hui. Ce qui me choque, ce n’est pas le risque d’expatriation agité par certains, c’est l’idée même que les plus privilégiés envisagent de s’expatrierà Au moment où la crise frappe la population française, les plus favorisés doivent donner l’exemple du civisme.

S’il est élu, François Hollande a indiqué qu’il renégocierait l’accord européen de discipline budgétaire. Vous qui avez renégocié le pacte de stabilité à Amsterdam en juin 1997, est-ce compliqué ?

Oui, mais la situation est aujourd’hui différente : le sommet d’Amsterdam a eu lieu tout de suite après ma prise de fonction. En outre, nous étions en cohabitation, et le président Chirac avait limité ma marge de man£uvre – je n’étais donc pas vraiment libre. François Hollande, lui, serait président. Enfin, l’évolution de la situation économique, budgétaire et politique de l’Union européenne dans les trois prochains mois comptera : je suis convaincu que la France ne sera pas la seule à vouloir engager l’Europe sur de nouvelles voies, porteuses d’équilibres sans doute mais épargnant aux peuples les ravages d’une austérité généralisée et d’une récession longue.

Le fait d’avoir peu voyagé entame-t-il le crédit de François Hollande sur la scène internationale ?

Quand le candidat à l’élection présidentielle devient président, la situation change : il est l’élu du peuple français, il représente la France. Avec ses qualités intellectuelles, sa connaissance des questions économiques, son intelligence politique, sa fermeté mais aussi son respect des autres, François Hollande ne mettra pas longtemps, s’il est élu, à se faire connaître et reconnaître par ses pairs sur la scène internationale.

On évoque souvent une forme de mimétisme entre François Hollande et François Mitterrand, trouvez-vous cela justifié ?

Ce mimétisme existe peut-être dans une façon de se tenir à la tribune ou de moduler sa voixà Mais François Hollande est d’abord lui-même. Il a accompli sa mue et forge son destin.

Vous lui avez dit un jour :  » François, ton humour te perdraà « 

J’avais tort : son humour ne l’a pas perdu. Et, heureusement, il n’a pas perdu son humour.

Quel regard portez-vous sur le parcours de Jean-Luc Mélenchon ? [Voir en page 66.]

La gauche doit concilier aujourd’hui l’aspiration à la radicalité qui monte d’une partie de la société avec l’exigence de réalismeà Jean-Luc Mélenchon exprime l’une plus que l’autre. Il a le sens et le goût du verbe. C’est quelqu’un pour qui j’ai de l’estime, presque de l’affection. Par ailleurs, je n’ai pas de doute sur sa volonté de battre Nicolas Sarkozy, sur sa fidélité au rassemblement de la gauche et sur sa loyauté à l’égard du candidat de gauche qui sera le mieux placé pour gagner.

Comment expliquez-vous le désintérêt des Français pour la campagne des écologistes ?

C’est, à mes yeux, la mauvaise surprise de cette campagne. Eva Joly est une femme de qualité, mais peut-être n’était-elle pas tout à fait prête à la forme de combat politique qu’impose une élection présidentielleà Il est dommage que les problèmes des grands équilibres sur la planète ou ceux du développement durable ne soient pas plus présents dans le débat. Sans doute la crise économique concentre-t-elle l’attention des électeurs sur le court terme.

Une alliance avec François Bayrou est-elle envisageable ?

Ce sera à lui de se déterminer. Historiquement, il vient de la droite, mais au cours des cinq dernières années il a été un des critiques les plus incisifs – et pas le moins talentueux – de Nicolas Sarkozy. Un ralliement à celui-ci serait incompréhensible. Fera-t-il un autre choix ? C’est à lui d’abord d’en décider.

La situation internationale, et notamment les tensions entre Israël et l’Iran, peuvent-elles peser sur la campagne française ?

Je n’en sais rien, mais lancer des frappes sur l’Iran serait une erreur grave. L’efficacité militaire de telles frappes serait douteuse, le résultat diplomatique, imprévisible, la conséquence politique, certaine : souder le peuple iranien avec un régime qu’il déteste ! N’oublions pas que le printemps arabe a commencé par le  » printemps perse « , en 2009, avec le grand mouvement de protestation contre le trucage des élections. Accentuons les pressions et les sanctions, tant que le risque du nucléaire militaire existe. Mais ne nous coupons pas du peuple iranien !

La répression continue aussi en Syrieà

La situation en Syrie est terrible. Les veto russe et chinois au Conseil de sécurité nous bloquent. Or l’usage de la force nécessite une légitimité internationale. Poursuivons l’isolement du régime de Bachar el-Assad. En fermant ses ambassades en Europe, en interrompant les liaisons aériennes : c’est ce que demande l’opposition syrienne. Convainquons les Russes de ne pas bloquer l’action humanitaire. Il faut viser la dislocation politique du régime. Certains ne voudront peut-être pas rester complices d’un régime assassinà

Une victoire de la gauche en 2012 peut-elle effacer, au moins en partie, le traumatisme de 2002 ?

Si François Hollande gagne l’élection présidentielle, le pays pourra aborder l’avenir avec davantage de confiance, la gauche retrouvera un chemin perdu et, moi, je serai plus serein. Je me sentirais payé de mes peines.

ENTRETIEN : CHRISTOPHE BARBIER ET ELISE KARLIN

 » Si François Hollande gagne, la gauche retrouvera un chemin perdu, et moi, je serai plus serein « 

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