L’impromptu

Une personnalité dévoile ses oeuvres d’art préférées. Celles qui, à ses yeux, n’ont pas de prix. Pourtant, elles en ont un. Elles révèlent aussi des pans inédits de son parcours, de son caractère et de son intimité. Cette semaine : Jacques de Decker, secrétaire perpétuel de l’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique.

Edward Hopper. Ceux qui songent illico à une photo entoilée achetée chez Ikea et destinée à égayer les murs d’un bar à billard ou d’une cuisine démodée se trompent. Hopper, c’est le peintre de l’âme collective. Considéré comme le père du réalisme américain, il dépeint en fait le tournant, ou le tourment, d’une société qui se transforme, laissant ses protagonistes isolés dans un monde dont ils n’ont pas encore saisi les codes. Dans un décor de cinéma, ses personnages expriment, entre autres, l’incommunicabilité des êtres et le silence surgi loin du tumulte. C’est l’entracte de l’Amérique. Une photo de l’entre-deux, qui ne préjuge et ne propose aucune piste vers demain, vers l’avenir, vers le devenir. Et qui nous laisse dans un état de suspension propice à des expectatives que l’on soupçonne réalistes.

Edward Hopper, c’est le choix de Jacques De Decker. Il ressemble d’ailleurs à un acteur hopperien,  » JDD  » : un visage sans âge, des traits nets, une pâleur vivante et un profil pur. Personnalité inclassable (dramaturge, écrivain, librettiste, journaliste, secrétaire perpétuel de l’Académie de langue et littérature françaises de Belgique…), ce  » tout terrain  » polyglotte de la culture nous parle de son  » musée intime « , de ces tableaux qui – à son estime – n’ont pas de prix.

Pas simple, pourtant, de le faire parler de lui, tant il vous promène ! Des attentats du 11-Septembre au paradoxe amoureux chez les acteurs, il vous trimbale de Magritte à Spirou en passant par l’artisanat à Bali pour terminer sur l’inintérêt de la littérature du  » Moi « ,  » ces tas de petits secrets qui n’intéressent personne « . Soleil généreux pour certains, Jacques De Decker vous nourrit de mots avant que vous n’arriviez à le faire parler d’Hopper. Et un peu de lui.

Les âmes égarées dans la nuit habitable

« J’adore Hopper, entame Jacques De Decker, avec ce sourire dont il se répartit rarement, et qu’on entend toujours dans sa voix. Je l’adore parce que – et c’est une de mes hantises – il est théâtral ! Ainsi, plus qu’un tableau, Nighthawks est un décor. Et moi, mon univers de base, c’est le théâtre ! Ce tableau exprime aussi, cette fausse proximité de la vie moderne : nous nous croisons mais nous ne nous rencontrons plus. J’aime aussi son côté romanesque ; c’est l’allusion au roman noir, au film noir. Un clair-obscur des âmes égarées dans une nuit devenue habitable. On ne sait pas où on est. Et si c’était un sale coup ?  »

On sent que cette perspective l’enthousiasme beaucoup, lui qui écume la scène culturelle depuis presque cinquante ans en a soudain 15. Et sa jeunesse éclate.  » Pour moi, Hopper a été un choc immédiat et c’est sans doute en ça que son oeuvre est une grande oeuvre d’art : elle vient se caler dans notre imaginaire de manière définitive, comme une rencontre avec une personne. Vous savez, si un tableau a compté pour vous, vous ne pouvez pas le quitter car il vous renvoie à une part de votre vie dont vous ne pouvez pas vous séparer. C’est un peu ça le problème dans la vie : les choses s’accumulent, s’additionnent – de la même manière qu’on peut vivre des vies successives – mais finalement, on ne les quitte pas. Peut-être est-ce lié à mon tempérament conservateur.  »

Mal à l’aise – s’étant sans doute déjà trop livré – Jacques De Decker s’envole sur le théâtre d’Ibsen, s’attarde un instant sur la littérature américaine et finit par atterrir sur Sylvia Kristel, inénarrable Emmanuelle et ex-compagne de Hugo Claus, son ami écrivain flamand qu’il admirait tant. Nous, on l’attend.

L’angoisse de n’être qu’avec soi

Il reprend, avec l’explication de son deuxième choix d’oeuvre, qui aboutit en fait à un choix d’artiste : Jacques de Loustal.  » J’aime les figuratifs, Hopper, Loustal et tant d’autres car ils refusent de refléter servilement la réalité. Au contraire, ils restituent « leur regard » et nous font accéder à leur propre intériorité. Contrairement à l’abstraction pure, la figuration reste une confidence qu’un artiste vous offre et moi, je ne crois qu’au dialogue mais à deux. Or, je crois aussi que notre angoisse première est de n’être qu’avec soi. C’est cette espèce de solitude, un peu vertigineuse que l’on retrouve chez les personnages d’Hopper. Leurs solitudes contemplatives et quotidiennes me touchent sans doute pour cela. Hopper et Loustal sont très proches. Tous deux m’enchantent avec leur touche de rétro-nostalgique. Chez eux, pas de point de vue critique mais une restitution poétique d’un réel qu’ils nous laissent libres d’imaginer… Ils n’empêchent pas le « regardeur » de se faire « son cinéma intérieur ». Il y a de l’humour, de l’ironie, de la distance mais aussi une grande naïveté. J’ai un faible pour les artistes naïfs, sans doute parce que je suis moi-même un grand naïf. Une naïveté que je ne sais pas expliquer autrement que par cette envie du retour à l’enfance et à l’innocence. Pour moi, l’art a ce pouvoir-là ! Laver notre regard, décaper tout ce qui est venu se coller sur cet état originel.  »

Pudeur oblige, Jacques De Decker repart sur Coppola, Foujita, Capa et l’industrie du cinéma. On se rappelle à lui en lui resservant du thé. Il revient…  » Je ne possède pas de Hopper (sourire triste) mais j’ai plusieurs lithographies de Loustal, au bureau (NDLR : le palais des Académies, à Bruxelles) et chez moi…  » De fait, il a beaucoup de tout. Chez lui, c’est un peu comme dans la chanson de Brel : il y a tellement d’oeuvres (artistiques et littéraires) qu’il semble n’y avoir pas de murs… Et d’autres sont encore en attente, en transit.  » Vous comprenez, elles n’ont pas encore trouvé leur place, alors elles se promènent !  »

L’impasse de la vie

Troisième oeuvre ? Un tableau de son père, Luc De Decker.  » J’aime ce portrait d’Armand et moi réalisé en 1965, aux alentours de nos 17 ans. Il exprime très clairement ce qu’Armand (NDLR : l’homme politique, ce frère qu’il aime et protège tant) et moi voulions être. J’avais accepté la séance de pose à la condition que je puisse lire mon livre et n’ayant pas réussi à combiner nos agendas, Armand et moi avions posé séparément. A l’époque, j’avais un doute sur la peinture de mon père, je me disais qu’il était dépassé car branché sur une peinture ancienne qui lui servait de référence. Maintenant, quand je compare mon père à d’autres peintres de son époque, je le trouve de très haut niveau. J’aurais bien pris le pinceau mais quand on a un père peintre, aussi maître de son art, on n’a pas envie d’insister… « 

Il baisse les yeux. Et les relève lorsqu’il s’agit de définir l’art.  » L’art finalement, c’est une pudeur et à la fois ça aide. Nous sommes tous dans une espèce d’incroyable flou général que l’art nous permet de traverser en nous faisant bénéficier de l’expérience des autres, sans nous exposer au danger direct de ce que cet art exprime. En cela, il fait sortir l’homme de l’impasse dans laquelle il est… l’impasse de la vie. C’est à la fois un exutoire et une consolation.  »

Brusquement, Jacques de Decker bifurque :  » Vous connaissez les Impromptus de Schubert ?  » Il décroise alors ses longues jambes et plonge sur l’occasion, échassier sur le poisson, non pas pour nous parler du livre – Parades amoureuses – qu’il a écrit en les écoutant en boucle, jusqu’à en user la bande, mais pour les partager. Ce sont les  » attaques  » qu’il préfère dans les Impromptus, chaque pièce musicale démarrant là où on ne s’y attendait pas. Visiblement, il reste surpris tant il semble les découvrir pour la première fois.  » C’est incroyable ce pouvoir de deux mains sur un piano, ce n’est rien et c’est plus fort que tout. Parce que, si je devais mettre quelque chose au sommet de tout, ce serait la musique… Alors que je ne suis pas du tout praticien. Pourtant, j’aurais aimé tâter des claviers dans la nuit. J’aurai été bien dans ma peau si j’avais été pianiste de piano bar…  »

Jacques a dit. Et il rit.

Dans notre édition du 8 avril : Bernard Delvaux.

Par Marina Laurent – Photo : Debby Termonia

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