L’illégalité en toute impunité

La guerre est déclarée ! D’un côté, les organisateurs officiels d’événements sportifs ou culturels. De l’autre, le marché noir en ligne. Les premiers sont bien décidés à anéantir le second. Mais leurs moyens sont limités, malgré une loi interdisant la revente à des prix prohibitifs. Les pouvoirs publics sont démunis. En attendant, les fans casquent. Pas toujours consciemment.

Elle aurait pu s’en moquer. Vouloir s’enrichir encore un peu plus. Mais Adele avait donné ses consignes aux propriétaires du Sportpaleis et au vendeur officiel TeleTicketService : la revente, no way ! Pas question que ses billets s’arrachent sur un circuit officieux à des montants exorbitants. Les organisateurs avaient fait leur possible. Limitation à quatre sésames par personne, publication de messages d’avertissement… Malgré leurs efforts, la venue de la diva britannique à Anvers, en juin prochain, est d’ores et déjà l’un des plus grands succès des spéculateurs. Car le 4 décembre dernier, à l’ouverture des guichets électroniques, les personnes à l’affût devant leur ordinateur n’étaient pas toutes de véritables fans. Mais des opportunistes flairant l’occasion de s’en mettre plein les poches.

Ainsi fonctionne le marché noir depuis que les concerts existent. Si ce n’est que les vendeurs à la sauvette se sont désormais digitalisés. Et professionnalisés, via d’innombrables sites Web. Leur credo : puisque certains sont prêts à débourser des sommes astronomiques pour aller voir leur idole, exploitons-les jusqu’à la moelle ! Sans scrupule, ils réclament de 249 à… 1 900 euros pour un ticket d’Adele, alors que le tarif officiel oscille entre 61 et 121 euros.

Des Diables à 2 500 euros

Ces revendeurs sont à l’affût de tous les événements capables d’afficher rapidement complet. Spectacles, festivals, mais aussi rencontres sportives. Le prochain match des Diables Rouges contre l’Italie lors de l’Euro 2016 se monnaie ainsi jusqu’à 2 500 euros sur le circuit parallèle. Certains billets pour la finale peuvent même atteindre l’offre de 400 000 euros. Dès lors, ce 8 mars, l’Union européenne de foot (UEFA) a annoncé qu’elle va attaquer en justice tous les sites illégaux de revente.

Quelles sont donc ces plates-formes capables d’écouler des laissez-passer alors que les canaux officiels sont à sec depuis un bail ? Jan Vereecke, copropriétaire du Sportpaleis, s’est posé la même question.  » Dans notre industrie, on est conscient que le marché secondaire existe. Mais alors qu’on pensait que cela restait marginal, on s’est rendu compte que le phénomène avait une ampleur énorme.  » Ce sont les K3, ce groupe féminin hyperpopulaire en Flandre, qui ont récemment mis la puce à l’oreille. En demandant à Ogone, service de paiement en ligne, les coordonnées (partielles) des acheteurs, l’organisateur s’est aperçu que trois personnes avaient réussi à acheter chacune quelque 4 000 places. En petites quantités, pour ne pas attirer l’attention. Et en utilisant des identités différentes. Les modes de paiement les ont trahis : 5 à 10 cartes de crédit avaient été utilisées et menaient toutes, in fine, au même propriétaire.

Au total, pour l’année 2015, ces spéculateurs ont acheté pour 3,5 millions d’euros au Sportpaleis et chez TeleTicketService. Soit 63 000 billets, payés avec seulement 154 cartes bancaires suspectes, grâce à 5 945 faux profils. Illégal. Sur toute la ligne : usurpation d’identité (les profils détournés appartenaient à des quidams ignorant que leurs coordonnées étaient utilisées), falsification (les noms et les prix étaient effacés), violation de la loi belge. Car depuis 2013, un texte interdit la revente de places avec plus-value. Celui qu’une grippe empêche de se rendre à un concert peut occasionnellement refiler son titre d’accès, mais sans en tirer de bénéfice. Sinon, il s’expose à une amende allant de 26 à 60 000 euros.

Pour vivre heureux…

Fort bien. Sauf que ces revendeurs s’en fichent comme de leur première arnaque. Malgré certaines de leurs appellations (Ticketsbelgie.be, Ticketstarter.be, Ticketforsale.be…), ces sites n’ont rien de belge. La majorité est basée aux Pays-Bas, où ce business n’a rien d’illégal. Puis, ils s’appliquent à rester discrets, en changeant régulièrement de nom et en se gardant de mentionner un quelconque moyen d’entrer en contact. Plusieurs organisateurs belges ont concocté un site, www.ilovemyticket.com, où une liste noire (non exhaustive) des adresses Web suspectes comporte plus de soixante noms. La plupart possédant une extension  » .nl « .

Le ministre de l’Economie, Kris Peeters (CD&V), a tenté à plusieurs reprises de convaincre son homologue néerlandais d’interdire ces pratiques. Sourde oreille.  » Tout tourne autour de discussions juridiques, pointe Chantal de Pauw, porte-parole du SPF Economie. Les sites néerlandais doivent-ils respecter la législation belge s’ils s’adressent à un public belge ? Selon nous, la réponse est oui. Selon les Pays-Bas, c’est non.  »

La position néerlandaise s’est apparemment déraidie depuis la fraude autour du concert des K3.  » Les victimes étaient surtout des mamans qui avaient demandé à leurs enfants de chercher un billet sur Internet et qui n’avaient pas réalisé qu’elles payaient trop cher, raconte Jan Vereecke. Finalement, c’est une chance. Car tant qu’il s’agissait de fans capables de débourser 300 euros pour aller voir Céline Dion, les autorités pensaient « faut pas venir pleurer ». Maintenant qu’on parle de familles avec enfants, la perception est différente.  »

En attendant un sursaut politique, les groupies lésées se fédèrent. Le SPF Economie a réuni 280 plaintes, déposées essentiellement par des acheteurs dégoûtés d’avoir casqué.  » Malheureusement, ces sites paient Google pour être référencés les premiers sur le moteur de recherche, regrette Sam Perl, cofondateur de GraciaLive, société organisatrice de concerts. Il faut donc vraiment éduquer le public.  » D’autant que la malhonnêteté ne s’arrête pas aux prix. Certains billets sont vendus deux fois, d’autres ne sont pas conformes à la description, voire carrément contrefaits. La police déconseille d’ailleurs de se pavaner sur les réseaux sociaux avec son laissez-passer, histoire que le code-barres ne puisse pas être recopié. L’inspection économique vient en tout cas d’ouvrir une enquête. Test-Achats est aussi entré dans la danse.  » Nous avons pris la décision de principe d’entamer une action collective « , précise sa porte-parole, Julie Frère.

Payer pour la sécurité ?

C’est sûr, les revendeurs néerlandais tremblent déjà… A côté de ces cowboys, d’autres sites tiennent à montrer patte blanche. Ils se nomment StubHub, Viagogo, Seatwave, GetMeIn ou encore Ticketbis et se présentent comme des plates-formes où Monsieur et Madame Tout-le-Monde peuvent vendre des titres d’accès aux prix qui leur chantent.  » En toute sécurité « , complète Giles Cooper, responsable communication du site britannique Seatwave. C’est cela qui convaincrait les vendeurs lambda de se faire ponctionner au passage une importante commission (25 % chez StubHub, par exemple) plutôt que de se la jouer solitaire sur les réseaux sociaux ou les sites gratuits.

 » Nous ne savons pas comment cela se passe en Belgique mais, en Grande-Bretagne, 95 % de nos vendeurs actifs sont des consommateurs qui écoulent seulement une poignée de places par an « , assure Aimee Bateas, responsable communication de StubHub (filiale d’eBay), à peine plus loquace que le suisse Viagogo qui se contente d’un  » pas de déclaration « .

Voilà pour le discours officiel. Qui ne règle pas la question du respect de la législation nationale, puisque la plupart de ces platesformes propose des tickets pour des événements belges.  » Nous respectons les lois de chaque marché sur lequel nous opérons « , assure Giles Cooper. Après l’entrée en vigueur du texte légal en 2013, Seatwave a pourtant pris soin de faire disparaître son extension  » .be  » par mesure de précaution. Tandis qu’eBay a introduit un recours devant la Cour constitutionnelle, rejeté par celle-ci en 2015.

Double jeu

Plus interpellant : Seatwave appartient, depuis 2014, au géant américain Live Nation, qui possède également Ticketmaster et Sherpa, deux  » guichetiers  » officiels. De quoi hérisser les autres acteurs du secteur, qui ne manquent pas de dénoncer cette proximité entre les marchés primaire et secondaire.  » Je suis catégorique : nos billets ne se retrouvent pas sur Seatwave, réplique Didier Decaestecker, directeur général de Ticketmaster Belgique. Nous sommes deux entités séparées qui n’ont rien avoir avec l’autre, si ce n’est que nous appartenons au même groupe financier. Pendant des années, nous avons essayé de combattre le marché secondaire. Mais ce phénomène est très difficile à contrôler. Alors, l’entreprise a choisi d’y participer, afin de rester en contact avec le consommateur.  »

Pour l’anecdote, Ticketmaster et Live Nation figurent parmi les instigateurs du site Ilovemyticket.be, alors que Seatwave est référencé sur la liste noire… Sans doute ce groupe mondial en a-t-il eu marre de voir de juteux bénéfices lui passer sous le nez. Une erreur de calcul, selon son concurrent Jan Vereecke (Sportpaleis).  » Viagogo nous a approché afin de devenir notre partenaire officiel, révèle-t-il. Il voulait devenir le distributeur exclusif de la billetterie, avec pour seul but d’avoir un accès direct à nos données. Il regarde de très près l’évaluation du prix de chaque ticket, pour tester le marché. Il était prêt à payer de larges avances et à partager le profit. Nous avons refusé. C’est peut-être alléchant à court terme, mais pas à long terme. Si une grande partie de la clientèle paie trop cher, elle aura l’impression d’avoir dépensé pour rien et n’achètera pas lors de l’événement, ni d’autres billets par la suite.  »

Les organisateurs gardent un ultime atout dans leur manche pour contrer cette douteuse concurrence. Puisqu’ils sont capables de repérer sans peine les places ayant transité sur des sites non officiels grâce aux codes-barres, ils pourraient purement et simplement interdire l’entrée à leur détenteur. L’Union belge de football, constatant l’expansion du phénomène, a déjà fait le pas.  » Pour dissuader les revendeurs, indique Pierre Cornez, porte-parole. Si on laisse faire, il n’y aura plus aucune limite.  » Le secteur culturel se tâte.  » Le souci, c’est que les gens sont souvent de bonne foi. Ils seraient punis deux fois « , souligne Sam Perl (GraciaLive).  » L’option est en tout cas sur la table. Nous devons d’abord épuiser les moyens légaux, ajoute Jan Vereecke. Mais il faudrait que toute l’industrie s’y mette.  » Pas sûr que Live Nation lui emboîte le pas. Pas sûr non plus que tous les artistes jouent le jeu. Certaines stars – en particulier les vieillissantes, paraît-il – organiseraient elles-mêmes ces  » fuites  » sur le marché secondaire. Là où il y a de la gêne, il n’y a pas de bénéfice. Tout le monde n’a apparemment pas la même classe qu’Adele.

Par Mélanie Geelkens

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