La fête à Saint-Cloud, Jean-Honoré Fragonard, 1775-1780 (2,16 m × 3,35 m). © DEBBY TERMONIA - PHOTOMONTAGE LE VIF/L'EXPRESS - PARIS, HÔTEL DE TOULOUSE, SIÈGE DE LA BANQUE DE FRANCE

Liberté chérie

Une personnalité dévoile ses oeuvres d’art préférées. Celles qui, à ses yeux, n’ont pas de prix. Pourtant, elles en ont un. Elles révèlent aussi des pans inédits de son parcours, de son caractère et de son intimité. Cette semaine : l’Ambassadeur de France auprès du Royaume de Belgique, Claude-France Arnould.

Un bel hôtel de maître qui détonne dans le coeur de Bruxelles, un miraculé de la  » bruxellisation  » des années 1970 qui sacrifiait les plus belles demeures de la capitale sur le prétendu autel de la modernité. Rescapé des démolitions, le bâtiment de l’ambassade de France, coincé entre deux buildings bien plus grands que lui, doit en réalité sa survie à son ancien propriétaire, le vicomte de Spoelberch qui, par amour pour la France, avait eu la bonne idée de lui léguer son hôtel particulier en 1907. Depuis, il abrite les traditionnels services aux Français de Belgique, ainsi que la résidence de l’Ambassadeur. C’est aussi là que Claude-France Arnould reçoit, qu’elle consulte, qu’elle s’entretient ou qu’elle remet des médailles. A l’entrée, dans le hall en marbre et sous une tapisserie moderne et colorée, on y croise une bande de jeunes étudiants : ils se réunissent pour élire le Goncourt des lycéens, version belge. On y croise aussi un maître d’hôtel aussi chic que discret, un attaché d’ambassade aussi belge que sympathique et un portrait du président Macron aussi fier que Jupiter.

En poste depuis deux ans, Claude-France Arnould nous attend au coin du feu dans le salon de réception du premier étage. Assise dans un fauteuil de style Louis XV de facture sobre, les jambes serrées et non croisées, elle évoque ces images de premières dames, un petit côté Point de Vue – Images du monde, la patine de la diplomatie et le regard vif en plus. Pour peu, on penserait presque qu’elle est née ici, dans ce salon, entre ces canapés de velours et les tapisseries d’Aubusson qui, au même titre que l’écrivain Jean d’Ormesson, font partie des fiertés françaises. Autant dire qu’on est loin des  » soirées de l’ambassadeur  » avec des montagnes de Ferrero Rocher sur les terrasses peuplées de femmes en décolleté. Non, ici c’est la distinction, le feu crépite tandis que le maître d’hôtel dépose élégamment des tasses de thé de part et d’autre de la cheminée.

Jardin secret

On devine Madame l’Ambassadeur enthousiaste à l’idée de parler d’art mais, fonction oblige, c’est tout naturellement une sélection d’oeuvres françaises qu’elle vous a fait parvenir avant de se livrer à l’exercice du Renc’art. Car Claude-France Arnould n’est pas dupe, c’est à sa fonction que vous vous adressez. Cependant, c’est aussi à elle et à sa longue carrière qu’il faut s’intéresser : un parcours dédié à la chose publique et à l’Etat français mais aussi à la construction européenne pour laquelle elle dirigeait, jusqu’en 2015, l’Agence européenne de défense.

Alors qu’elle étudiait à Normale Sup, Claude-France Arnould se voyait bien archéologue mais les places à l’Ecole française d’Athènes étaient rares, tout au plus deux par an et, comme le milieu de l’archéologie était à l’époque franchement misogyne, elle avait peu de chance d’intégrer les chantiers de fouilles. Alors ce sera l’ENA, puis le ministère des Affaires étrangères avant de retourner diriger l’école des hauts fonctionnaires comme Secrétaire général. Depuis, sa relation à l’art est avant tout  » personnelle  » et n’a jamais plus croisé sa trajectoire professionnelle.  » A plusieurs reprises, j’ai été tentée par des postes plus culturels pour finalement y renoncer. J’ai préféré garder l’art comme mon jardin secret.  »

L’art, pourtant, elle était un peu née dedans. Fille unique, elle accompagne ses parents tous les dimanches découvrir les grands maîtres au Louvre et plus spécialement le département des primitifs flamands. Un clin d’oeil à ses origines familiales, pour partie issues du nord de la Flandre française, près de Lille, non loin de Tournai. Jeune fille, c’est avec une amie qu’elle arpente tous les jeudis, les musées de la Ville Lumière. Monet, Turner et Whistler étaient alors ses grands coups de coeur. Son père était aussi féru de littérature et de musique. Alors oui, l’art elle adore même si, ne sachant ni dessiner ni jouer d’un instrument, elle confie  » être la grande déception artistique de la famille « . Y’a pire.

Point de bascule

En tête de ses trois choix : ce rare tableau de Fragonard, La Fête à Saint-Cloud. Une oeuvre jalousement gardée à la Banque de France, trop rarement exposée et qu’elle a revue lors de l’exposition Jardins, l’été dernier, au Grand Palais, à Paris.  » Un tableau exceptionnel, ici les arbres et la nature prennent plus d’importance que les personnages, c’est mystérieux, arbitraire et totalement subjectif. Mais on sent également que le xviiie se meurt, que la révolution gronde et que le bonheur de certains va prendre fin…  » Un mélange de bonheur symbolisé par cette fête galante et de peurs, comme ce vent qui souffle dans les arbres et qui s’apprête à tout emporter.  » On pense souvent que le monde change. Pourtant, quand c’est véritablement le cas, quand se produisent les vraies révolutions ou les grands événements, personne ne le voit vraiment venir.  »

Sur le monde actuel et le grand boom du numérique et de l’intelligence artificielle (IA), Claude-France Arnould estime que la société est à un  » point de bascule  » tout en se demandant si l’IA entraînera des conséquences aussi importantes que la découverte de l’imprimerie au xve siècle. A tout le moins, la haute fonctionnaire est convaincue que si l’on sait s’y adapter, les nouvelles technologies sont une chance pour l’humanité. Car au-delà des progrès de la médecine qu’elle nous promet, l’IA pourrait se révéler un précieux outil dans la préservation des langues vernaculaires.  » Aujourd’hui, on communique souvent dans un prétendu anglais, personne ne se comprend vraiment et j’ai pu constater que, dans certaines réunions, les slides font souvent office de sous-titres, une manière d’être certain de bien se comprendre « , dit-elle. Et se saisissant de sa tasse, elle ajoute :  » A cet égard, en traduisant simultanément ce que nous exprimons dans notre langue maternelle, le numérique serait une opportunité incroyable pour préserver la diversité culturelle.  »

La défense de la langue française est un combat qui lui tient particulièrement à coeur. Une langue née de la fusion de la latinité et des barbares qui peuplaient alors la  » France  » et qui réussit à s’imposer des siècles plus tard comme la langue de la diplomatie européenne.  » Et puis, la langue française, ce n’est pas uniquement un langage, c’est aussi celle des textes et des idées, celles des Lumières et de la liberté « , s’enflamme-t-elle.

L’esprit français

Claude-France Arnould enchaîne avec une photo de Robert Doisneau, Le Garde et les ballons.  » Je l’aime beaucoup, confie-t-elle. Non seulement elle exprime le bonheur et la gentillesse mais elle représente aussi parfaitement l’esprit qui caractérise les Français et que d’autres ont parfois du mal à comprendre.  » Entendez, un subtil équilibre entre la grandeur de l’Etat d’une part et la liberté symbolisée par cet enfant et ces ballons :  » L’Etat et la fantaisie, l’Etat et la liberté, une cohabitation très française « . Sans compter ce petit fond d’esprit de contestation qui hante nos voisins.  » Il y a un côté révolutionnaire chez les Français. Certes, il y a eu 1789, mais également 1830, 1848 et 1870 ; c’était terrible la Commune quand on y pense. Et puis, il y a eu Mai 68, plus pacifique, c’est vrai, mais qui a quand même engendré un grand bouleversement.  »

Question bouleversement, jeune, Claude-France Arnould se révoltait à sa manière en proposant un mémoire ayant pour sujet le dandysme chez Baudelaire, un pied de nez à une époque où Normale Sup penchait plutôt du côté de Trotski. L’esprit libertaire de 1968 finissait par peser et ne penchait plus que d’un seul côté.  » Pour moi, Baudelaire et le dandysme c’était une manière de combattre une pensée imposée et d’échapper à l’idéologie des années 1970. Loin du collectivisme, le dandy représentait l’homme qui se dégage du  » vulgaire  » en assumant sa singularité esthétique pour rejoindre une dimension universelle, un peu comme Chateaubriand, Alcibiade ou Jules César. Détaché des réalités matérielles, le dandy se rapproche du poète en ce qu’il cherche à incarner le beau dans son être et dans son oeuvre.  » Comme en Grèce antique où l’on considérait que c’est la recherche du  » beau  » qui guide l’homme vers le  » bien « , sa véritable finalité d’être humain. Selon Madame l’Ambassadeur d’ailleurs, rien n’exprime mieux cette pensée que l’Erechthéion de l’Acropole :  » Un édifice dédié à une spiritualité très humaine, comme la vivaient les Grecs de l’Antiquité.  »

Interrogée sur le rôle que l’art est amené à jouer dans nos vies, Claude-France Arnould réfléchit et conclut que c’est précisément parce qu’il n’a pas d’utilité que l’art est si précieux pour l’homme.  » « L’art pour l’art » comme chez Baudelaire et les dandys ou bien encore l’art comme échappatoire à la contingence ou aux réalités matérielles, l’art est avant tout une chance tant il nous permet avant tout de déployer notre dimension d’être humain?  »

Dans notre édition du 18 janvier : Didier Viviers

Jean-Honoré Nicolas Fragonard (1732 – 1806)

Peintre français d’histoire, de genre et de paysages, Frago – comme il aimait être appelé – parfait son art chez François Boucher (puis Carle Van Loo) après un rapide passage chez Jean Siméon Chardin. Faute, selon lui, de n’être le meilleur en peinture sérieuse ou  » classique « , il s’oriente rapidement vers la peinture licencieuse et érotique. Grâce à sa touche impulsive, il excellera à représenter l’amour, ses plaisirs et ses désirs dans un siècle friand de libertinage. Le pape de l’art contemporain Jeff Koons le collectionne.

Sur le marché de l’art On trouve un peu de tout. Par exemple, Dans les blés, oeuvre assez représentative de son art estimée par Sotheby entre 2,8 et 4,2 millions d’euros, n’a pas trouvé acquéreur. D’autres toiles, comme des paysages, partent pour 50 000 euros, de sensuels corps de femme dans un lit défait se situent vers les 200 000 euros alors que ses scènes mythologiques trouvent preneur pour 2,5 millions d’euros.

Le Garde et les ballons, Robert Doisneau, 1946.
Le Garde et les ballons, Robert Doisneau, 1946.© ROBERT DOISNEAU/GETTY IMAGES

Robert Doisneau (1912-1994)

 » Saisir les gestes ordinaires des gens ordinaires dans des situations ordinaires  » : c’est ainsi que le photographe français le plus populaire du xxe siècle définissait son art. Connu pour son empathie envers les plus démunis ou ses amitiés pour les intellectuels germanopratins, Doisneau est avant tout un humaniste. Quartiers populaires, mannequins de grands magazines, gamins ou amoureux parisiens, l’artiste aime et sublime chacun, sans distinction sociale ou de classe.

Sur le marché de l’art Si son ultracélèbre Baiser de l’hôtel de ville en tirage argentique d’époque trouvait acquéreur à plus de 150 000 euros en 2005, d’autres tirages restent nettement plus accessibles (moins de 10 000 euros). Evidemment, en photo, tout dépend du tirage mais également du sujet. Pour une photographie issue de sa série Ballade pour violoncelle et chambre noire réalisée avec Maurice Baquet, comptez 800 euros, alors qu’un portrait du Corbusier ou de Giacometti dépasse facilement les 2 000 euros. Notez que depuis quelques années, la cote de Doisneau est plutôt à la baisse.

L'Erechthéion, sur l'Acropole d'Athènes, 421 à 406 av. J.-C.
L’Erechthéion, sur l’Acropole d’Athènes, 421 à 406 av. J.-C.© BELGAIMAGE

Erechthéion (421 à 406 avant Jésus-Christ)

Dernier bâtiment conçu par Périclès et construit sur l’Acropole à la toute fin de la période classique, l’Erechthéion n’en est pas moins l’un des plus admirés. A l’origine, il abritait plusieurs sanctuaires, ceux d’Athéna, Poséidon et Zeus ainsi que le tombeau de deux rois athéniens légendaires, Cécrops et Erechthée. Même s’il était à l’époque un lieu de culte très fréquenté – on y célébrait les origines de la cité – il reste surtout très apprécié pour ses célèbres cariatides. Six jeunes filles, ou Koré, déambulant sous le baldaquin sud du bâtiment dont on ne sait aujourd’hui encore expliquer ni la présence ni leur signification. Des gardiennes de la tombe de Cécrops aux jeunes danseuses de Laconie, la question reste ouverte et les cariatides demeurent un mystère. Transformé au viie siècle en église par les chrétiens, en palais par les Francs ou en harem lors de l’occupation turque, l’Erechthéion, comme l’Acropole d’ailleurs, c’est un peu le roman de l’Europe vu du haut d’une montagne. Et c’est après avoir survécu aux siècles, aux invasions, aux guerres ou aux catastrophes naturelles que l’Erechthéion se fit voler une de ses cariatides au xixe par l’ambassadeur britannique. Depuis, elle attend au British Museum, avec les frises du Parthénon, sa restitution à la Grèce. Notons que les statues originales sont conservées au musée de l’Acropole, sur le site, il ne s’agit donc que d’exactes copies.

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