L’HOMME QUI ARRÊTA DE LIRE

L’autre jour, j’ai eu une conversation très déstabilisante avec un early adopter. Pour ceux qui ne connaissent pas, un early adopter est en avance d’une vidéo, d’une série, d’un film, d’un ordinateur, d’un gadget, d’une adresse, d’un buzz, d’un clip… Dans les études marketing, l’early adopter c’est vous, mais bien devant. Il est toujours en avance et vous, toujours en retard. Et donc, la semaine dernière, ce camarade me donne rendez-vous dans un bar qui sera à la mode l’année prochaine et commande un  » Comment, tu ne connais pas ?  » en guise de cocktail alors que bêtement, je prends une 1664…

Et là, mon early adopter de m’annoncer qu’il va suivre un nouveau comportement. Je tends l’oreille, m’attendant à ce qu’il m’explique qu’il va porter un slip connecté, se raser la barbe ou earlyadopter un chien électronique. Mais non, il m’annonce ceci : – J’arrête de lire.

– Comment ça, tu arrêtes de lire ?

– Ouais, j’arrête les bouquins, la littérature, tout ça.

– Mais, but why (1) ?

– Je me suis rendu compte que mon temps de lecture se divisait chaque année par deux. Avec une extension du domaine des écrans.

– Mais t’as bien un Kindle, une liseuse ?

– Oui, mais je m’en sers de moins en moins. Regarde les mômes, ils ne lisent plus. Ils tapotent, survolent, surfent, copient-collent, ils ne savent plus tenir un stylo et sont bien infoutus de lire deux lignes sans trébucher. Je te dis, la lecture c’est fini. Over, finito, kaput.

– Mais comment vas-tu faire, ne serait-ce que socialement ? Tu as des relations, il faut toujours avoir lu quelque chose sinon tu passes pour un inculte ! Et dans les CV, il faut dire qu’on aime lire ! Et moi de geindre, à bout d’arguments.

– Ecoute, tu mates les six saisons d’une bonne série, c’est comme si tu avais lu Proust ou La Comédie humaine. Les personnages te hantent nuit et jour, tu y repenses, ils sont avec toi. Regarde, même les intellos écrivent sur les séries, même Finkielkraut aime les séries. La série remplacera le livre aussi vrai que l’iPhone a tué le fax, le tourne-disque, la radiocassette, le Walkman, le dictaphone, l’appareil photo, le bloc-notes et l’agenda… Pire, un de ces jours, tu avaleras un comprimé et il te mettra en mémoire tout Flaubert… Il eut été préférable que mon early adopter fût un con. J’aurais ainsi écrit :  » J’ai pris un verre avec un con qui a décidé d’arrêter de lire.  » et vous, comme moi, aurions bien rigolé. Mais hélas, mon ami est tout sauf un sot.

Un monde de YouTubers. En l’écoutant, il ne me venait à l’esprit que des objections molles, rien qui ne résistât à sa vision du futur, d’un monde sans livres, envahi de séries toutes plus futées, plus neuves, plus documentées que n’importe quel Goncourt. Dans un monde d’images où le YouTuber a plus d’influence que l’académicien, pourquoi voudriez-vous qu’on croie encore en la lecture ?

Curieusement, je me suis laissé aller à penser que si Donald Trump pouvait devenir président des Etats-Unis, alors un monde sans lecteurs était possible.

Mon ami early adopter m’avait déjà annoncé des tendances, des signaux faibles, des lames de fond, des révolutions. Mais la fin de la lecture, si imminente qu’il en avait pris son parti – autrement dit la décision d’arrêter de lire -, je n’en revenais pas. Je l’ai laissé devant son verre de  » Comment tu ne connais pas ?  » et je suis rentré chez moi méditer sa prophétie : le grand remplacement de la lecture par le visionnage.

Arrêter de lire, j’ai commencé à y penser comme on reprend la cigarette après des années d’abstinence. Ça ne doit pas être si compliqué d’arrêter de lire une fois qu’on assume le regard des derniers lecteurs. Cette première pensée sournoise sur la fin de ma vie de lecteur, je m’en souviens très bien. Je m’en souviens comme si c’était demain.

(1) Quand je suis décontenancé, je me mets à parler anglais. Ça ne dure pas car j’ai peu de vocabulaire, indeed.

Chroniqueur pour 01net, le newsmagazine du numérique

david abiker