L’homme derrière la légende

De son vivant, le père Damien De Veuster était déjà une figure quasi mythique. Le voilà canonisé. Mais qui se cache derrière saint Damien ? Réponse de sa biographe, l’historienne Hilde Eynikel.

Le Vif/L’Express : Masquée à la fois par l’image du saint et la  » légende noire  » de Damien propagée après sa mort, on connaît finalement assez mal la personnalité du prêtre belge. Etait-il têtu et colérique, comme on l’a dit ?

Hilde Eynikel : Au moment de me lancer sur ses traces, il y a dix-sept ans, je n’étais pas attirée par le personnage. Depuis mon enfance, j’entendais dire que c’était un rustre, un bigot et un malpropre, qui cognait volontiers. Bref, pas quelqu’un de très  » moderne « . Après avoir écrit une première biographie de Damien, j’ai pu consulter les archives des religieux des Sacrés-C£urs de Picpus, sa congrégation. Plus tard, j’ai aussi récolté d’autres informations à Honolulu. Tous ces documents ont balayé mes préjugés. Visiteurs, collaborateurs et compagnons d’infortune du missionnaire belge le décrivent comme un homme sensible, doté d’une grande empathie. Ceux qui l’ont connu ont aussi été marqués par son sens de l’humour et sa joie enfantine.

A Molokaï, parmi les lépreux, comment s’est-il comporté ?

Il s’est, c’est vrai, souvent montré têtu, car c’était un persévérant. Mais il savait également déléguer, qualité indispensable, car cet homme était sans cesse accaparé par de nouvelles priorités. Il s’est souvent heurté à ses supérieurs, à Honolulu, jaloux de son immense popularité dans le monde anglo-saxon, et qui ont tout fait pour récupérer les dons en provenance de Londres. Le missionnaire belge a été, sans aucun doute, un chasseur d’âmes les premières années après son arrivée à Hawaii, mais ce n’était pas un bigot. Puis, à Molokaï, £cuménique avant l’heure, il a organisé des processions aux côtés des protestants. Il a plaidé en faveur des soins palliatifs, du mariage, de l’amour et, surtout, de la normalité : il estimait que les malades, condamnés à brève échéance, avaient le droit d’être heureux, de faire la fête…

Des bruits ont couru sur son immoralité…

Le Dr Hyde, un pasteur, a tenté de salir la mémoire de Damien juste après sa mort, en 1889. Il l’a qualifié d’homme fruste, sale, entêté et impur dans ses relations avec les femmes. Stevenson, le grand écrivain, a aussitôt pris sa défense. Quelques Américaines et Hawaiiennes ont prétendu avoir eu une liaison avec Damien. Personne n’a pu fournir la moindre preuve et ces sombres affaires ont été enterrées. Avant d’attraper la lèpre, Damien était un assez bel homme. Les m£urs étaient très libres dans les îles Hawaii, où les femmes vivaient à moitié nues. Dans ses lettres, Damien évoque une fois l’attirance sexuelle. Il lui est arrivé d’être caressé par une Hawaiienne, dans sa hutte, mais il avait fui pour résister à la tentation.

Des centaines d’Hawaiiens se rendront à Rome pour la canonisation. Ils n’en veulent plus à la Belgique d’avoir fait rapatrier, en 1936, la dépouille de Damien ?

Aujourd’hui, les relations entre les deux diocèses sont excellentes. En 1995, au lendemain de la béatification de Damien, des os de sa main ont été restitués à Hawaii par les frères Picpus. Grâce au souvenir de Father Damien, les visiteurs belges sont très bien accueillis dans les îles Hawaii. Sa canonisation y suscite même plus d’enthousiasme qu’en Belgique. Mais il est vrai qu’en 1936, quand le corps de Damien a quitté Molokaï, il y a eu des protestations et les lépreux ont demandé à garder leur père. Les prêtres de l’ancienne religion hawaiienne ont même pratiqué la magie noire pour qu’une malédiction frappe le transfert du corps et la Belgique elle-même. Non sans effet, semble-t-il : le capitaine du bateau américain USS Republic chargé de transporter la dépouille a mystérieusement disparu à San Francisco. Et, à Panama, le cercueil de Damien est tombé en mer quand on a voulu le transborder sur le Mercator, le navire-école belge !

Hilde Eynikel est l’auteure de Le Père Damien, un saint parmi les lépreux, éd. Racine/Fidélité.

ENTRETIEN : O.R.

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