L’Histoire enfin libérée

C’est un événement : l’historien français Olivier Wieviorka publie la première véritable somme sur cette période qui a nourri tant de mythes et de tabous. Un travail qui se place hors de toute polémique et se veut sans a priori. Rencontre.

Histoire

de la Résistance 1940-1945, par Olivier Wieviorka. Perrin, 576 p.

Jusque dans les années 1970, les Français avaient le sommeil serein. La fable gaullo-communiste les berçait : ils avaient été unanimement opposés à l’hydre nazie et à ses sicaires vichystes. Les uns combattaient au grand jour entre Londres et l’Afrique, les autres, en clandestins, dans la France captive, mais tous étaient unis derrière la figure tutélaire du général de Gaulle. Si le doute les saisissait, ils pouvaient se rasséréner en visionnant La Bataille du rail (1946) et Paris brûle-t-il ? (1966), où René Clément célébrait en boucle leur héroïsme.

La légende dorée se brisa dans les années 1970, peu après que le général de Gaulle se fut effondré à la Boisserie. Au nom d’une  » réconciliation nationale  » bien particulière, Georges Pompidou accordait la grâce du milicien Paul Touvier, tandis que la télévision publique sous contrôle interdisait la diffusion du Chagrin et la Pitié, chronique, signée Marcel Ophuls, du quotidien à Clermont-Ferrand sous l’Occupation, entre attentisme et collaboration. Les Français se réveillèrent avec la gueule de bois. Auraient-ils donc tous été vichystes ou collaborationnistes ? Dans la foulée, les grandes voix de la Résistance étouffées par la chanson de geste officielle publièrent leurs Mémoires. Stupéfaction, Henri Frenay et Claude Bourdet, dirigeants incontestés de Combat, racontaient une autre Histoire.  » Un mur d’incompréhension n’a cessé de nous séparer « , lâchait Frenay, évoquant les relations entre Londres et la Résistance intérieure.

La famille résistante modèle cachait donc des cadavres dans les placards. Ebahis, les Français en apprenaient un peu plus chaque jour. Ainsi, un résistant pouvait avoir une bonne droite, maurrassienne. Un ex-jeune homme toujours vert et élégant issu de cette mouvance, Daniel Cordier, ancien secrétaire de Jean Moulin, enfonça le clou en 1989 en sortant le premier des trois tomes de sa biographie de Jean Moulin. Dans son élan, il affirma que la parole des grands témoins pouvait être mise en doute, car elle ne correspondait pas toujours au contenu des archives. Sacrilège ! Puis des enquêtes plus ou moins dignes de foi affirmèrent que Jean Moulin était un agent de Moscou, et que Lucie et Raymond Aubrac avaient une part de responsabilité dans l’arrestation à Caluire du délégué du général de Gaulle. La Résistance, sacralisée, était soudain placée sur la défensive. A l’ère du soupçon, elle devait rendre des comptes.

Le pays, qui ne savait plus où donner de la tête, découvrit qu’un même homme pouvait avoir été vichyste et résistant. Le premier d’entre eux, le président François Mitterrand, n’avait-il pas eu cette  » jeunesse française « , révélée, en 1994, par Pierre Péan ?

Aujourd’hui, le temps du récit apaisé est-il enfin advenu ? On peut l’espérer à la lecture de la première – oui, la première, près de septante ans après la Libération ! – Histoire de la Résistance, signée Olivier Wieviorka (52 ans), un des plus brillants historiens de sa génération. Membre de l’Institut universitaire de France, professeur à l’Ecole normale supérieure de Cachan, l’auteur propose une synthèse alimentée aux recherches les plus récentes sur l’une des questions mémorielles les plus sensibles. Inutile d’attendre un scoop, une révélation, cette Histoire de la Résistance vise l’exhaustivité. Sans tabous. Les propos recueillis ci-après en sont la preuve éclatante.

 » Non, de Gaulle n’a pas créé la Résistance… mais il l’a unifiée  »

Quoi qu’aient pu écrire les tenants de la doxa gaullienne, les mouvements de la Résistance ne sont pas une création du général de Gaulle. Combat, Défense de la France, Libération-Nord, Libération-Sud… sont nés de la volonté d’une poignée d’individus hors des structures partisanes classiques – partis ou syndicats -, et des grandes institutions – Eglises et armée. Divisés sur les options idéologiques, ils refusaient le renoncement vichyste. Leurs chefs sont d’horizons divers : employé de banque passé par le syndicalisme (Christian Pineau), étudiant (Philippe Viannay), ex-officier de la Royale passé au journalisme (Emmanuel d’Astier de La Vigerie), officier de l’armée de terre (Henri Frenay).

Le général de Gaulle a créé de son côté les services secrets de la France libre, dirigés par André Dewavrin ( » Passy « ), tout comme Churchill a monté ses propres réseaux, dépendant du service d’espionnage (MI6), et des services spéciaux conçus pour  » embraser l’Europe « , le Special Operations Executive (SOE), chargé de nourrir l’esprit de résistance et de sélectionner un noyau d’hommes susceptibles d’épauler, le jour venu, le débarquement, principal objectif militaire des Alliés.

Au début de l’Occupation, les mouvements sont indifférents, sinon hostiles, au général de Gaulle. A droite, on estime qu' » on défend mieux son pays en y restant qu’en le quittant  » (Frenay). A gauche, on assimile les  » Londoniens  » aux émigrés contre-révolutionnaires de Coblence. Parfois marqués par une culture antimilitariste, beaucoup se méfient de ce général de brigade temporaire soupçonné de caresser des desseins dictatoriaux.

De son côté, de Gaulle manifeste peu d’intérêt pour la Résistance. A ses yeux, la collecte des renseignements militaires et la propagande radiophonique sur la BBC priment. Ce n’est qu’à l’automne 1941 qu’il confie à Jean Moulin l’immense responsabilité d’unifier les mouvements. L’objectif de la France libre étant de maintenir le pays dans la guerre et de gagner au champ d’honneur une légitimité aux yeux de Londres, toutes les troupes doivent être en ordre de bataille. L’ancien préfet de Chartres, parachuté dans la nuit du 1er au 2 janvier 1942, dispose de trois atouts : l’argent, nécessaire au financement des mouvements, une liaison directe avec Londres, et un immense prestige personnel, que lui vaut son statut d’émissaire de la France libre. N’empêche. Les mouvements, qui ne l’ont pas attendu pour commencer à unir leurs forces, sont jaloux de leur indépendance et rejettent toute tutelle. Plusieurs désaccords les opposent à de Gaulle, qui refuse de soutenir le maquis (inutile militairement, selon lui) et refuse toute action militaire prématurée mettant en danger les résistants eux-mêmes et la population civile en raison des représailles allemandes. En 1943, sa volonté de réintroduire dans la Résistance unifiée les partis politiques, responsables, aux yeux des mouvements, des dérives de la IIIe République et de la défaite, ne passe pas. Dans ce contexte, la première réunion du Conseil national de la Résistance (CNR), le 27 mai de la même année, n’en constitue qu’une plus grande victoire de Jean Moulin. A terme, et ce n’est pas rien, la politique d’unité du général de Gaulle épargne à la France la guerre civile qui a déchiré l’Italie, la Grèce et la Yougoslavie.

 » Oui, un résistant pouvait être pétainiste  »

Au début de l’Occupation, les mouvements de résistance évitent de tirer à boulets rouges sur Philippe Pétain, de crainte de s’aliéner une opinion publique jugée favorable au vainqueur de Verdun. Certains résistants, en majorité des militaires, sont même d’authentiques vichystes.  » Le Maréchal ne fait que continuer ce qu’il a toujours fait : résister, sauvegarder les intérêts français « , déclare le mouvement Défense de la France. Le plus souvent membres des services secrets de l’Etat français, les vichysto-résistants fournissent des informations à la Grande-Bretagne tout en pourchassant les espions pour le compte du Reich. Pour son malheur, cette mouvance n’a pas compris que la collaboration avec Berlin, d’une part, et la Révolution nationale prônée sur le plan intérieur, d’autre part, étaient étroitement solidaires : seule l’alliance avec le Reich permettrait de pérenniser le régime pétainiste, lequel, pour se maintenir, devait coûte que coûte satisfaire le vainqueur. Henri Frenay, pourtant séduit par les réformes de Vichy, est l’un des rares à avoir mesuré cette impasse.  » La Révolution nationale, nécessaire, ne se fera pas tant que l’Allemagne sera à même de dicter sa volonté « , écrit-il. Après novembre 1942 et l’invasion de la zone sud, les vichysto-résistants doivent choisir leur camp.

 » Oui, la Résistance a été indifférente au sort des Juifs  »

Juste après la défaite, les juifs se voient interdire un certain nombre d’emplois (fonction publique, professions libérales, médias…) et sont dépossédés de leurs biens et de leurs commerces. La Résistance ne bronche pas. La frange la plus droitière, souscrivant aux stéréotypes antisémites, quand bien même elle s’oppose au statut des Juifs, souligne que la France doit se défendre contre l' » invasion  » par ceux-ci. Henri Frenay, le patron de Combat, précise même que le  » problème juif  » se pose sur deux plans distincts : celui de l' » immigration  » et celui du  » capitalisme « . Attentiste, la majorité des mouvements juge prudent de ne pas prendre à rebrousse-poil une population soupçonnée d’être antisémite. Les déportations, à partir de 1942, ne constituent pas une priorité de la presse clandestine, ni de la BBC. Ce silence assourdissant – qui fut aussi celui des grandes  » consciences « , Gide, Mauriac… – sera brisé par les lettres pastorales courageuses de Mgr Saliège, archevêque de Toulouse – refusant que  » des enfants, des femmes, des hommes, des pères et des mères soient traités comme un vil troupeau  » -, suivies de celles de Mgr Thés, évêque de Montauban, du cardinal Gerlier, archevêque de Lyon, et de Mgr Delay, évêque de Marseille. Et des centaines de Justes contribueront, anonymement, à sauver de la mort 75 % des Juifs de France, un pourcentage quasiment inégalé en Europe.

 » Non, le STO n’a pas été un vivier pour la Résistance  »

En 1942, l’Allemagne souffre d’une grave pénurie de main-d’oeuvre engendrée par la guerre en Russie et par l’occupation d’une bonne partie de l’Europe : plus de 18 millions d’Allemands seront, toute la durée de la guerre, sous les drapeaux. La solution pour le Reich, c’est de réquisitionner les jeunes hommes entre 21 et 35 ans. D’abord fondé sur le volontariat, le service devient obligatoire, faute de candidats. L’idée de partir en Allemagne est si impopulaire que des actes souvent spontanés – grèves, manifestations, voire sabotages – tentent d’entraver les départs. Malgré tout, plus de 600 000 Français prennent le chemin du Reich. Au total, entre 200 000 et 350 000 réfractaires se cachent chez des proches ou dans des fermes. Dans cet ensemble, environ 40 000 jeunes gens seulement rejoignent la Résistance. Un grand nombre d’entre eux, munis de faux papiers fournis par les mouvements, se réfugient dans les montagnes, souvent en Haute-Savoie, mais aussi dans le Jura, les Alpes-Maritimes, le Doubs.

Pour la Résistance, qui peinait à recruter, toutes ces bonnes volontés sont une aubaine. Au moins sur le papier. Car il faut nourrir, vêtir, héberger, sans parler d’armer et de former, ces milliers de volontaires. Avec quel argent ? Ensuite, on doit définir la raison d’être de ces maquis : refuge ou base de départ pour des coups de main ?

 » Oui, le bilan militaire de la Résistance est mitigé  »

Les réseaux ont sans conteste alimenté les Alliés en renseignements. Ils ont exfiltré les aviateurs tombés sur le sol français. Ils ont, par leurs sabotages, retardé la contre-offensive allemande. Mais, sans la Résistance, les Alliés auraient de toute façon remporté la victoire ; grâce à elle, cependant, ils ont libéré plus vite le pays, et des milliers de vies humaines ont été épargnées. En revanche, quel que soit le courage des hommes et des femmes qui les ont menées, les actions militaires prématurées ont provoqué des pertes inutiles et coûteuses. La liquidation des maquis, écrasés en quelques jours (Vercors), parfois même sans combattre (les Glières), en offre, hélas, une preuve dramatique.

PROPOS RECUEILLIS PAR EMMANUEL HECHT

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