L’heure des pirouettes

Réquisitoire et plaidoirie de la défense : avec le temps, le procès Dutroux apparaîtra peut-être comme un cabinet des curiosités, plein d’objets bizarres collectés au fil de ses quatre mois de procédure

On n’a pas rêvé : la presse internationale est accourue à Arlon pour découvrir la vérité dernière de cette incompréhensible querelle entre  » croyants  » et  » non-croyants  » qui échauffait les Belges à propos de l’affaire Dutroux. Pendant de longues années, il aura fallu choisir son camp :  » croire  » ou  » ne pas croire  » à un trafic organisé d’enfants. C’était la thèse du  » réseau  » contre la théorie du  » pervers isolé « . Michel Bourlet, procureur du roi de Neufchâteau, contre Jacques Langlois, juge d’instruction. Le chevalier blanc contre le gagne-petit du dossier répressif.

 » Réseau  » : Me Xavier Magnée, défenseur de Marc Dutroux et prolongateur, croit-il, de l’esprit de la Marche blanche d’octobre 1996, est bien le dernier à encore employer ce mot piégé. Mes Beauthier, Fermon (Laetitia Delhez) et Quirynen (famille Marchal) y ont progressivement renoncé, lui préférant  » l’association de malfaiteurs à quatre  » ou  » la bande polycriminelle « . Michel Bourlet, qui a entretenu la flamme de la théorie du réseau, l’a brusquement abandonnée dans son réquisitoire devant les assises du Luxembourg.  » Dutroux est au centre, même pas d’une organisation criminelle, mais d’une association de malfaiteurs au sens pénal du terme, ni plus ni moins « , a-t-il tranché. En revanche, il maintient qu’il  » n’est pas scandaleux de considérer Nihoul comme le commanditaire de l’enlèvement de Laetitia « . S’adressant aux jurés et conscient de la faiblesse de sa démonstration û il n’a pas de preuves û il a forcé l’analogie :  » Si vous avez la conviction qu’en l’absence de tout témoin, c’est bien Dutroux qui a enlevé Julie et Melissa, vous devez avoir la même conviction pour dire que Nihoul a participé à l’enlèvement de Laetitia.  »

Son jeune collègue du parquet général, Jean-Baptiste Andries, ne pipe mot, lui, du rôle supposé de Nihoul dans l’enlèvement de la jeune fille de Bertrix.  » Il ne faut pas se plonger dans de sulfureux fantasmes de réseaux tentaculaires ou de l’implication de gens importants, prévient-il. Marc Dutroux a rencontré Michel Nihoul, et chacun a compris l’utilisation qu’il pouvait faire de l’autre.  » Après son intervention très professorale, ponctuée de considérations très humaines sur le sens de la justice et de la vérité, le procès est entré dans sa phase d’atterrissage. Lorsque les jurés auront à répondre à leurs 250 questions, il faudra bien s’entendre sur les éléments constitutifs des préventions mises à charge des quatre accusés. Qui a fait quoi et quand ?  » Le doute, rappelle Andries, doit profiter à l’accusé.  » Les discours de Bourlet et d’Andries ne sont pas contradictoires mais complémentaires, dit-on pour minimiser cette surprenante dualité du ministère public. A l’avocat général, les questions de procédure. Au procureur du roi, agissant comme délégué du parquet général, le fond de l’affaire. Sauf que l’un et l’autre ont emprunté au registre de l’autre, profitant de la liberté qui, à l’audience, autorise un membre du parquet, soumis à une stricte hiérarchie lorsqu’il écrit, à sous-entendre, dire ou défendre par la parole sa véritable opinion. Et, s’agissant du rôle du Bruxellois dans l’enlèvement de Laetitia, celle-ci n’est définitivement pas la même…

Indignation et applaudissements

Du côté de la défense de Dutroux, Me Ronny Baudewijn, lui, a joint le geste à la parole. Succédant à une Martine Van Praet professionnelle, chargeant Michelle Martin et la  » bande de Courcelles  » û des petits malfrats locaux û pour diminuer la responsabilité de son client, notamment dans l’enlèvement de Julie et de Melissa, le deuxième avocat de Marc Dutroux s’est livré à un exercice de communication par l’objet. Un chapeau de magicien (Me Savelkoul, avocat de la mère et du frère d’Eefje Lambrecks, avait mis en garde contre les maîtres illusionnistes), un trousseau de clés (dont Michelle Martin détient un certain nombre), une photo (Dutroux,  » cet inconnu « …) et un pictogramme de chaise roulante (…  » handicapé des sentiments « ). Il n’en fallait pas plus pour déclencher le départ indigné de Paul Marchal et l’ahurissement des autres, pétrifiés dans la salle d’audience du palais de justice d’Arlon.

Quant au troisième avocat de Dutroux, Me Xavier Magnée, il a provoqué, lui, une autre sorte de sensation en adjurant le jury de donner du temps au temps, en renonçant à juger tout de suite Marc Dutroux !  » Vous êtes chargés d’une mission terrible, lance-t-il : dire au pays tout entier si ce procès est fini ou ne l’est pas.  » Et si le dossier bis est destiné à ne jamais se remplir… ? Avant d’en arriver à cette chute en forme de pirouette, Me Magnée n’avait pas ménagé ses efforts pour faire oublier son client û dix citations au maximum û et s’instaurer en gardien des promesses de la Marche blanche, ressassant les forfaitures de la gendarmerie, les errements du gendarme Michaux, les pistes périphériques, la déréliction du Pays noir, le déclin de la Belgique… A sa sortie du palais de justice, il sera applaudi sincèrement par quelques membres des comités blancs…

Complice, pas auteur

Avec Mes Schmidt, Bayet, Pollet et Moreau, avocats de Michelle Martin, on est revenu à une conception normale, morale, de la défense d’un accusé. Le quatuor û trois hommes et une femme, Sarah Pollet, onze ans de barreau et qui porte le dossier depuis le début û s’est engagée totalement, parce que  » Michelle Martin mérite réellement et concrètement d’être défendue.  » Le résultat ? Une plaidoirie en quatre volets, sans redites, tissant dans un incessant va-et-vient entre les faits et la personne, la trame d’une vie encore en chantier, celle d’une femme terrorisée par son compagnon, dépersonnalisée, vivant dans l' » irréalité quotidienne  » de la séquestration de Julie et de Melissa, pour lesquelles elle fait de menus achats, dont elle prépare les repas. Pour An et d’Eefje, elle lavera les draps souillés. A Sabine, elle procurera une pommade antiseptique. Les avocats sont convaincus qu’elle a dit tout ce qu’elle avait appris de son mari, en sa qualité de  » poubelle mentale « . Elle savait, mais elle n’a rien fait.  » Cela n’est pas suffisant pour en faire un complice ou un auteur, objecte son avocat. Il faut analyser concrètement les 8 préventions retenues contre elle.  » Bien que venus après ceux des autres accusés, les aveux de Martin ont permis à l’enquête de faire des bonds considérables.

Même lorsque les faits n’ont pas d’autres témoins qu’elle et son mari, elle en parle, au risque de s’enfoncer elle-même.  » Est-ce le comportement d’une femme qui cherche à se soustraire à ses responsabilités ? » s’interroge sa défense qui la présente comme complice mais pas auteur. Ses avocats soulignent qu’elle avait retranscrit à l’envers û pour que son mari ne s’aperçoive pas que son esclave complotait contre lui û la plaque d’immatriculation des deux Irlandais mêlés involontairement à l’enlèvement d’An et d’Eefje. Ce bout de papier retrouvé dans un tiroir de Sars-la-Buissière a permis l’identification des jeunes gens.

Pas de pacte suspect entre les enquêteurs et Michelle Martin : juste le  » chemin de vie  » d’une femme qui, depuis qu’elle est en prison et se soumet à une thérapie exigeante, se dit  » libérée  » et n’a plus d’autre ambition que d’être  » crédible  » aux yeux de ses enfants. Elle s’est libérée de sa trop longue dépendance à un homme  » violent, manipulateur et pervers « .

La lecture des lettres qu’il lui adresse, alors qu’ils sont tous les deux en prison, après la première série des faits commis en 1985, donne froid dans le dos. Il caresse, subjugue, menace, ordonne. Un vrai lavage de cerveau qui, comme chez beaucoup de femmes battues, l’empêche de réagir. Réduite elle-même à l’état d’objet, elle ne voit dans les autres û les petites filles enfermées dans la cave û que des objets.  » Elle les tient à distance en se réfugiant dans son monde imaginaire « . Michelle Martin, femme soumise, ce n’est pas une stratégie de défense. Juste une histoire impossible, et tristement humaine. Racontée le jour des 20 ans de son fils aîné.

Marie-Cécile Royen

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