L’expert du second degré

Entre réel et fiction, quotidien et imaginaire, American Splendor rend un hommage ému et drôle à Harvey Pekar, auteur culte de la BD  » underground « 

Dans une scène épatante (il y en a plein !) d’ American Splendor, Harvey Pekar passe devant un miroir et, face à son reflet, constate, philosophe :  » Voilà une déception garantie !  » L’autodérision se pratique comme un des beaux-arts chez l’homme que bien des fans de bande dessinée considèrent comme un des auteurs majeurs de la tendance  » underground  » illustrée au tout premier plan par un Robert Crumb. Ce dernier n’a pas manqué de mettre en images les histoires écrites par Pekar. Et il se retrouve ainsi embringué û sous les traits de l’acteur James Urbaniak û dans le film que Shari Springer Berman et Robert Pulcini viennent de consacrer au sidérant Harvey. L’objet s’appelle American Splendor, et emprunte dès son titre la démarche subtilement ironique qui est celle de cet auteur culte.

Bienvenue donc dans le monde de Harvey Pekar, un univers aux apparences banales sur lequel est promené le regard jamais dupe d’un expert en second degré. Rien ne résiste à la vision drôlement attristée (ou tristement drôle) de Pekar, à commencer par lui-même. Chantre d’une médiocrité navrée dont il se sent l’exemple autant que le témoin, le terne employé de Cleveland alimente de ses obsessions compulsives le paysage consterné autant que consternant d’une culture américaine en déclin, d’une réalité perçue à travers les yeux d’un perdant pas même magnifique. Berman et Pulcini ont eu la grande idée de mêler dans leur film à la fois fiction biographique, reconstituant le parcours de leur  » héros  » (idéalement incarné par Paul Giamatti), et documentaire, faisant intervenir Harvey Pekar en personne. L’habileté avec laquelle se conjugue cette double approche génère une curiosité profonde et un lot de savoureuses surprises, le rebond du  » vrai  » au  » faux  » tenant le spectateur en haleine alors même que le film ne contient pas d' » action  » à proprement parler.

Après le prodigieux documentaire Crumb, de Terry Zwigoff, et l’excellent Ghost World du même cinéaste, la bande dessinée underground inspire avec American Splendor une nouvelle £uvre marquante. Ce spectacle hybride et inclassable rend un hommage piquant, hilarant mais aussi ému à un artiste saugrenu, doublé d’un homme au caractère très particulier. Un homme que la célébrité surprit dans son petit monde calfeutré d’asocial accompli pour le projeter sous des projecteurs où son humour décalé ne pouvait que faire merveille. Harvey Pekar est une figure singulière de cette Amérique pétrie de normalité mais suscitant simultanément l’émergence d’improbables excentriques. De ceux-là, notre homme est l’un des plus fascinants. American Splendor nous invite à passer en sa compagnie un moment qui s’avère hautement plaisant, et férocement mémorable.

L.D.

 » Hautement plaisant, et férocement mémorable  »

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