L’exorcisme

Il y a des plaies qui ne se refermeront jamais tout à fait. Le procès de Marc Dutroux et consorts, qui s’ouvre le 1er mars, à Arlon, devant les assises du Luxembourg, ne rendra pas la vie à ces gamines insouciantes, à ces jeunes filles qui ne demandaient qu’à engloutir la vie à grands coups d’éclats de rire. Mais exercer la justice, ce n’est pas seulement dire le droit, c’est aussi, par un entérinement officiel et définitif des responsabilités, permettre aux victimes et à leurs proches d’exorciser un peu de leur souffrance. Apprendre en somme à l’apprivoiser, à défaut de pouvoir espérer la dompter un jour.

Cet exorcisme est à la fois énorme et dérisoire, à l’image du procès qui s’annonce. Enorme parce que le jury populaire doit mettre un point final à un monstrueux dossier judiciaire qui a déstabilisé tout un pays. Dérisoire parce que, sauf rebondissement spectaculaire, il est vain d’attendre autre chose des assises que ce qu’elles peuvent apporter : la vérité judiciaire, qui clôt un dossier. Il reste, bien sûr, des questions en suspens et l’on attend les dernières réponses, mais l’essentiel est largement connu. Le vrai risque n’est pas de se tromper, mais de déraper, une fois de plus, dans un mauvais cirque juridico-médiatique, en versant dans un spectacle sinistre et honteux alors que c’est de dignité, plus que jamais, que nous aurons besoin. Le rituel des assises, pour peu qu’il soit bien mené, peut être, à cet égard, une aide précieuse.

Le procès Dutroux se déroule huit ans après les faits. C’est tard. Beaucoup trop tard. Ce l’est d’autant plus qu’aucune enquête criminelle n’aura jamais mobilisé autant de moyens pour traquer la vérité. A défaut d’être justifiable, ce délai est sans doute explicable. Mise sous pression par la douleur des parents et par l’opinion publique, gênée par une commission d’enquête parlementaire qui va très vite confondre les rôles, parasitée par certains médias dont les pseudo-enquêteurs amplifieront les rumeurs pour faire de l’audience sur un immense chagrin collectif, l’instruction a été semée d’embûches. Le délai mis à juger Dutroux et consorts doit donc être pris pour un signal fort : face au traumatisme, il fallait un dossier en béton et le juge Langlois, magistrat instructeur, se devait de  » fermer toutes les portes « . D’autant que c’est aussi le système judiciaire belge qui sera sur la sellette à Arlon.

Reste, à l’heure où la justice s’apprête à rendre son verdict, à s’interroger une fois encore sur cette société qui a enfanté non pas Marc Dutroux – toutes les sociétés ont leurs pervers -, mais l’affaire Dutroux. Avec une question majeure : avons-nous tiré les leçons ?

Si cet abominable fait divers s’est rapidement transformé en un fait de société capable d’ébranler un peuple et ses institutions, ce n’était pas par hasard. Le drame éclate dans ce qui passe alors pour un paisible royaume de bons vivants pragmatiques, joyeusement fraudeurs et linguistiquement burlesques. Mais la Belgique de 1996 n’est plus cela depuis longtemps : elle connaît de graves problèmes structurels, mais elle feint de les ignorer. La preuve ? Guerre ouverte entre la gendarmerie et la police, justice désargentée implorant en vain des moyens supplémentaires, austérité budgétaire qui décourage la population, discrédit du pouvoir politique (encore affaibli par les affaires Inusop, Cools, Agusta et Dassault), fossé impressionnant entre les citoyens et leurs élus… C’est à tout cela que, le 20 octobre 1996, dans les rues de Bruxelles, 300 000 personnes disent non. Et c’est parce que, ce jour-là, il s’agissait de l’expression d’un profond désarroi, d’un immense sentiment d’impuissance, bien davantage que d’un appel à la vengeance, que le monde politique se devait de réagir.

Ses réponses ? Dans un premier temps, elles seront catastrophiques. La commission Verwilghen, créée à la hâte, transforme des politiques en justiciers et viole le principe essentiel de la séparation des pouvoirs, avec la bénédiction de ceux qui en font un show à la pousse-toi-de-là-que-je-m’y-mette. Le climat de délation, institutionnalisé avec le  » téléphone vert « , devient oppressant : les instituteurs n’osent plus prendre un gosse par la main. La surprotection de  » nos enfants  » relègue leur sexualité au rang de tabou et enferme celle des ados (et des adultes) dans un discours traumatisant. La répression devient un leitmotiv politique qui doit rassurer l’opinion. Le discours judiciaire se fait de plus en plus musclé, y compris à l’égard des jeunes, en contradiction avec ce que souhaitent tous les acteurs de terrain. Le régime carcéral se renforce injustement û tous les détenus ne sont pas des Dutroux -, et aboutit aux débordements de l’été dernier. Quant à la réforme des polices, bâclée et objet de nouvelles luttes d’influence, elle n’a toujours rien prouvé.

Quelques lueurs d’espoir malgré tout dans un tableau plutôt sombre : les droits des victimes sont mieux pris en compte (réforme Franchimont), les services de police semblent plus attentifs aux disparitions d’enfants, la magistrature paraît un peu plus accessible…

C’est plutôt maigre. Abominable aventure humaine, séisme politique et judiciaire, l’affaire Dutroux a disséminé ses métastases pendant de trop longues années. Si le procès aura valeur de traitement de choc, il n’effacera pas toutes les cicatrices. Le chantier reste immense pour réconcilier le citoyen avec ses institutions. l

Lire en page 36 le dossier de Marie-Cécile Royen.

de Stéphane Renard : Rédacteur en chef

Le procès Dutroux doit clore un dossier criminel qui n’a plus grand-chose à nous livrer. Mais le chantier reste immense pour réconcilier le citoyen avec ses institutions

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