» L’Europe doit davantage encourager l’émergence de nouvelles technologies « 

En 1993, l’inventeur britannique du premier aspirateur sans sac se lançait sur ce marché sous les rires de la concurrence. Aujourd’hui, 8 millions d’appareils sont vendus chaque année dans 72 pays. Devenu la 11e fortune du Royaume-Uni, James Dyson a été anobli par la reine Elisabeth, et le Premier ministre, David Cameron, lui a confié un rapport sur l’innovation en 2010. Cet ingénieur de 67 ans défend résolument la recherche. Elle est, à ses yeux, le seul moyen pour l’Europe d’affronter ses adversaires, plutôt qu’une réindustrialisation à laquelle il ne croit pas.

Le Vif/L’Express : Plusieurs multinationales, américaines notamment, mettent la main sur des entreprises européennes. Comme General Electric, qui vient de croquer Alstom. Notre industrie est-elle en danger ?

James Dyson : Les sociétés américaines peuvent accumuler d’énormes quantités d’argent en dehors de leurs frontières, et cela pose de sérieux problèmes. Je trouve injuste qu’elles jouissent ainsi d’un avantage compétitif en payant peu d’impôts et en amassant un trésor de guerre dont elles se servent aujourd’hui pour réaliser des acquisitions de grande taille sur le Vieux Continent.

Dyson est-elle une proie ?

Je ne céderai jamais ma société, quelle que soit la somme mise sur la table. Nous sommes une entreprise non cotée. Je suis ingénieur. Ce que je veux, c’est inventer, développer, créer des produits. C’est tout ce que j’aime faire.

Ces multinationales peuvent aussi s’emparer des technologies-clés à nos dépens…

Vous voulez dire comme Google ? Certes, elles peuvent dépenser leur argent comme bon leur semble, mais rien ne nous empêche de développer des technologies nous-mêmes.

En 2010, le Premier ministre britannique David Cameron vous a confié un rapport sur l’innovation pour relancer l’industrie. L’Europe protège-t-elle suffisamment ce secteur ?

Les autorités sont conscientes du handicap fiscal des entreprises européennes. Mais l’Europe doit aussi davantage encourager l’émergence de nouvelles technologies. Pour des sociétés comme les nôtres, il faudrait pouvoir doubler, voire tripler, les efforts en matière de recherche et développement tous les deux ou trois ans grâce à des dispositifs de soutien. Nous formons trop peu d’ingénieurs comparativement à la Chine, à l’Inde, à la Corée du Sud ou à Singapour, et c’est pourtant le seul moyen de tenir tête à ces pays. L’innovation n’est ni pensée ni déterminée par Bruxelles, mais par des groupes de pression industriels dont les propositions sont retenues et transformées en textes de loi. C’est une erreur de penser que l’Europe en est à l’origine. Notre secteur demeure ainsi dominé par des entreprises allemandes comme Bosch, Siemens ou Miele, dont l’intérêt est de continuer à fabriquer des aspirateurs munis de sacs. Or, pour une plus grande efficacité énergétique et moins de pollution, il faudrait développer des moteurs plus petits et moins énergivores. C’est ce que nous prônons, mais nous livrons seuls ce combat.

Le Royaume-Uni se détourne de plus en plus de l’Union européenne. Est-ce un risque ?

Pas du tout. La Suisse ou la Norvège vivent très bien en dehors de l’Union. Nous sommes un pays importateur net, et les échanges commerciaux peuvent perdurer même dans le cas d’une sortie de l’Europe. Je ne suis pas pour ou contre un tel scénario. Mais regardez ce qui se passe dans notre domaine : nous n’avons pas été écoutés car un groupe monopolise les débats. Pourquoi alors rester dans l’Europe ? Si la réglementation allemande favorise les vieilles technologies de façon à dominer le marché, pourquoi diable continuer dans cette voie ? Qu’avons-nous à y gagner ? Dites-le moi !

Une forme de protection, le versement de subventions…

Je suis contre le protectionnisme : je veux pouvoir vendre en Chine. Et je paie plus d’impôts à cause de l’Europe que je ne perçois d’aides. Je suis également agriculteur (NDLR : James Dyson a acquis 6 900 hectares dans le Lincolnshire, en 2013), et ce secteur reçoit effectivement des subventions. Mais ce soutien financier est mauvais car les consommateurs devraient pouvoir payer le juste prix pour leur alimentation, basé sur l’offre et la demande.

Protéger l’industrie européenne, n’est-ce pas surtout une façon de préserver l’emploi en période de crise ?

Le Royaume-Uni a déjà perdu une grande part de son industrie et s’en sort plutôt bien. Nous avons deux usines de production à Singapour et en Malaisie. S’installer à Singapour est très coûteux, bien plus que dans notre pays. Mais nos fournisseurs sont sur place. En revanche, nos innovations sont développées chez nous, où nous comptons 3 000 ingénieurs. Toute la propriété intellectuelle, nos impôts et bénéfices sont rapatriés en Angleterre, qui profite de la création d’emplois qualifiés et de ressources financières.

Ne faut-il pas justement relocaliser la production ? Le gouvernement américain l’a bien demandé à Apple, par exemple.

Non. Je ne comprends pas les raisons d’une telle démarche. De toute façon, le gouvernement britannique ne ferait jamais cela, il est bien plus moderne et en phase avec son époque. Un jour, peut-être, la production reviendra au Royaume-Uni, mais pour cela il faudrait une véritable volonté politique afin d’encourager les chefs d’entreprise à investir dans des usines. Ça n’a jamais été le cas ces soixante dernières années, et je ne vois rien de tel se profiler à court terme. La Malaisie, Singapour, la Chine ont, eux, largement contribué au développement de ce type d’activité grâce à des réductions d’impôts, à une main-d’oeuvre bon marché et à une grande flexibilité. Au Royaume-Uni, si vous souhaitez louer une usine, vous devez vous engager avec un bail de vingt et un ans alors même que vous ne pouvez pas prévoir vos ventes à l’horizon de douze mois.

En France, le ministre de l’Economie, Arnaud Montebourg, milite pour le  » made in France « . Est-ce une solution ?

C’est une idée stupide. La valeur ajoutée dans le processus de production est très faible, la véritable richesse se trouve dans la propriété intellectuelle et le savoir-faire. Voilà les éléments les plus importants. Peu importe où se trouve le lieu de fabrication. Ce modèle alternatif fonctionne bien. Il est porteur d’emplois qualifiés pour une population qui ne veut plus travailler à la chaîne dans des usines. Même si nous voulions fabriquer nos produits sur place, il faudrait de toute façon importer les composants de l’étranger pour tout assembler dans le pays. Quel est l’intérêt ?

Mais des technologies comme l’impression 3D pourraient être un moyen de rapatrier la production en Europe…

Les imprimantes 3D sont effectivement prometteuses, mais, aujourd’hui, elles permettent surtout de créer des prototypes et sont peu adaptées à la production de masse. A l’avenir, cela pourrait changer, mais d’autres voies se profilent déjà comme le procédé de fabrication par laser. Ces innovations pourraient modifier la donne, mais je n’aime pas faire de prédictions, elles se révèlent souvent fausses. Quoi qu’il en soit, les gouvernements doivent changer leur attitude à l’égard du monde des ingénieurs, des sciences et de la technologie. Et si tel n’est pas le cas, nous déclinerons. Prenez les brevets, c’est un bon indicateur. Leurs dépôts en Allemagne, au Royaume-Uni et en France restent stables, alors qu’en Chine ou en Corée du Sud ils explosent. L’Europe devrait être très préoccupée par de tels signaux.

Ne regrettez-vous pas que les géants américains d’Internet attirent l’attention des médias alors que vos industries créent plus d’emplois et de richesse, mais restent dans l’ombre ?

Non, ce n’est pas exactement ce que je dis. Ce qu’ils font est très intéressant, mais ils éclipsent le développement d’autres innovations. Chez Dyson, nous développons des logiciels destinés à améliorer les performances de nos appareils. Le potentiel est énorme, et cette voie est suivie par Apple, et aussi, vainement, par Google. Pour les enfants et les étudiants d’aujourd’hui, il y a des choses plus intéressantes à développer que des logiciels, des applications pour téléphone mobile ou des jeux vidéo.

L’Europe mise sur les objets connectés à Internet – des montres, des pèse-personnes… – afin de reprendre la main face aux Etats-Unis. Pensez-vous que ces innovations soient une piste d’avenir ?

La tendance est déjà là. Maintenant, j’ignore si tout le monde voudra, un jour, tout contrôler à distance grâce aux objets connectés. Désormais, il est déjà possible de gérer la température d’une pièce ou de surveiller ce qui se passe chez soi avec un smartphone. Ce que je sais, c’est que nos futurs produits devront intégrer ces fonctionnalités pour améliorer nos services aux utilisateurs. De telles évolutions posent aussi des questions sur la collecte des données et le respect de la vie privée.

Bien avant Google, Dyson a développé des lunettes connectées. Pourquoi n’avez-vous pas donné suite ?

Nous avons travaillé sur ce projet dès 2001, grâce à un écran de la taille d’un ongle placé dans le verre des lunettes pour permettre la lecture des e-mails, par exemple. Mais, à l’époque, il n’y avait pas encore l’accès à Internet sans fil, le Wi-Fi, et nous devions raccorder les lunettes à un petit ordinateur placé dans la poche. Pour autant, je n’appellerai pas cela une invention, il s’agissait plutôt d’une combinaison de différentes technologies connues. Nous développons beaucoup de choses auxquelles nous ne donnons pas suite. D’ailleurs, je n’ai pas de plans prédéterminés. Aucune logique ne relie les appareils que nous avons conçus, nous ne faisons ni études de marché ni plans marketing. J’avoue que ce n’est guère une démarche commerciale.

Ces innovations vont dans le sens d’un être humain augmenté de nouvelles compétences. Est-ce l’avenir ?

Oui, c’est certain. Aujourd’hui, cela passe par l’écran tactile d’un smartphone, mais, demain, bien d’autres vecteurs permettront aux individus de communiquer. Déjà, l’astrophysicien Stephen Hawking, paralysé dans un fauteuil, rédige ses e-mails grâce aux mouvements de son visage. Nous sommes en train de basculer dans un nouveau monde, un monde bien plus complexe. Par exemple, nous travaillons depuis longtemps sur la vision des robots, afin qu’ils se repèrent dans l’espace et s’y déplacent, avec l’aide, depuis six ans, du laboratoire de robotique de l’Imperial College de Londres. En février dernier, nous avons même décidé d’y investir 5 millions de livres. Nous pensons que l’avenir est là.

A vous entendre, nous entrons dans l’ère des ingénieurs.

L’époque est formidable pour nous. La liberté que donnent les algorithmes, les logiciels, la connectivité, combinés aux nouveaux matériaux, ouvre des perspectives fabuleuses. Lorsqu’il a fallu mettre au point un nouveau moteur pour mon aspirateur sans sac, j’ai dû aussi y intégrer des logiciels et de l’intelligence artificielle grâce aux algorithmes. On ne le voit pas, contrairement à un iPhone. Et, bientôt, le graphite, les nanotubes, tout cela pourra transformer les produits et révolutionner le monde. En même temps, nous devons économiser l’eau, l’énergie… Pour préserver les ressources de la planète, les ingénieurs doivent travailler encore plus, mais leur tâche en sera d’autant plus intéressante. Nous pouvons résoudre tous les problèmes. En réalité, nous devons résoudre tous les problèmes.

Préparez-vous votre succession ?

J’ai une fille qui travaille dans la mode, et un fils musicien dans un label, Sam. Mon autre fils me ressemble plus, et il aime les technologies. Je pense que lui réussira (sourires). Je veux dire qu’il réussira à prendre ma succession.

Par Emmanuel Paquette Photo : Jean-Paul Guilloteau – Le Vif/L’Express

 » En Chine ou en Corée du Sud, les dépôts de brevets explosent. L’Europe devrait être très préoccupée par de tels signaux  »

 » Les algorithmes, les logiciels, la connectivité ouvrent des perspectives fabuleuses aux ingénieurs  »

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