Les trésors de Buckingham Palace

Guy Gilsoul Journaliste

Après Edimbourg et avant la Queen’s Gallery, une cinquantaine d’ouvres flamandes et hollandaises des xvie et xviie siècles de la collection de la reine d’Angleterre font escale à Bruxelles.

C’était au temps où il faisait bon vivre dans nos dix-sept provinces. A cette époque, la nourriture est abondante, et le commerce, florissant. On vient de loin afin d’y acheter soies, velours, dentelles, tapis, meubles et peintures. Avec leurs grandes fenêtres vitrées, les palais de marbres polychromes poussent comme des champignons. Avec ses 100 000 habitants, Anvers est alors la première ville commerciale du monde. On y parle toutes les langues, et même les plus pauvres savent écrire. Si les classes supérieures jouent aux mécènes et passent des commandes, la classe moyenne n’est pas en reste, mais préfère acheter directement dans les boutiques et sur les foires. Dans leurs intérieurs cossus, au-dessus du corps de cheminée, on place généralement une toile monumentale alors que, de part et d’autre, en ordre de grandeur décroissante depuis le plafond vers le bas, sont accumulés les moyens et petits formats.

Bien sûr, l’art d’ici n’est pas l’égal de ce qui se fait à Rome, et Michel-Ange peut railler nos manières, n’y voyant que peu d’intelligence. Il est vrai que les peintres flamands gardent des temps anciens l’organisation en guildes, accusées par les intellectuels italiens de trop valoriser la matérialité de la peinture. Bref, d’être artisanale plutôt que conceptuelle. Les marchands, à leur tour, aiment exposer  » un peu de tout  » pour que le client ait le choix entre un spécialiste du portrait, du paysage, des natures mortes ou des intérieurs de tavernes.

Pourtant, la curiosité encyclopédique anime les débats de rhétoriques. Dans l’imprimerie Plantin tournent 16 presses et travaillent 80 employés. Les livres sont souvent sulfureux car, à Anvers comme à Bruxelles ou dans d’autres cités de cette vaste région (30 % de la population est alors citadine, ce qui est un record absolu dans l’Europe de cette époque), on ne transige pas sur la liberté d’expression. Tout irait donc pour le mieux si Charles Quint, d’abord (avec tact), son fils Philippe II, ensuite (sur le mode violent), n’avaient tenté d’y mettre bon ordre. C’est que, dans cette Belgica ancienne qui s’étire de Dunkerque à Luxembourg et Amsterdam, les traditions garantissaient aux régions une liberté qu’aucun pouvoir central ne pouvait entraver. Le prince devait se conformer aux règles locales et ses devoirs étaient bien plus importants que ses droits :  » Le peuple devrait s’unir, écrivait Erasme en 1517, pour tenir en échec les désirs déraisonnables d’un mauvais roi.  » Il le fera. Le tyran est malvenu. Même et surtout quand, note-t-on au bas d’une gravure satyrique,  » il dérobe la richesse par la force et répand le sang des innocents à la dérobée « .

Les arts, armes de contre-pouvoir

Les arts seront alors des armes de contre-pouvoir. Bruegel, parmi d’autres, ne craint pas de dénoncer les outrages, lui qui, juste au-dessus de sa maison bruxelloise de la rue Haute, voit s’ériger les gibets, là où aujourd’hui domine le babylonien Palais de justice. Son £uvre, trop souvent confondue avec une naïve et sympathique description du monde paysan, est tout entière imprégnée de l’esprit d’Erasme. Le Massacre des Innocents, par exemple, est peint lors d’une répression sanglante. Certes, la scène biblique est transposée dans un village enneigé des Flandres, comme le fera plus tard Rubens dans Le Fils prodigue. Mais, nous disent les historiens, les costumes rouges peints par Bruegel sont ceux de la soldatesque d’occupation, et les drapeaux auraient identifié le responsable s’ils n’avaient été gommés plus tard. L’allusion était trop claire. Même l’empereur humaniste Rodolphe II de Habsbourg, qui avait ajouté ce tableau à sa riche collection et aimait afficher son ouverture en s’entourant de savants, princes de l’esprit et alchimistes, ne supporta pas la vue des enfants égorgés et les fit surpeindre. A leur place, on ne verrait aujourd’hui que des chiens maltraités, s’il n’y avait la copie que fit de l’original le fils de Bruegel qui, aujourd’hui au musée de Bruxelles, côtoie l’£uvre mutilée de son père. Du coup, notre Dénombrement de Bethléem, posé non loin, devient une £uvre incendiaire.

L’exposition ne se contente donc pas d’aligner des £uvres d’une très grande qualité acquises par les divers rois et reines d’Angleterre depuis le xvie siècle de Henri VIII jusqu’au xixe siècle de George IV. Elle propose des lectures souvent inattendues (et pédagogiquement bien pensées) du contexte historique, et met aussi en évidence des différences souvent sous-estimées entre l’art de nos régions et les mots d’ordre venus d’Italie. D’abord, dans la pratique picturale, que le visiteur approche par un système de comparaisons judicieuses. Ensuite, dans la manière d’aborder un sujet (une composition à figures ou un paysage). Enfin, dans l’art du portrait, par exemple. D’une part, par l’inventivité de certains qui ne craignent pas, comme Rubens, de peindre un visage en combinant avec audace plusieurs points de vue. D’autre part, par la créativité technique de Rubens et de Van Dyck qui combinent les empâtements épais (venus de l’exemple vénitien) et les couleurs transparentes, jonglant avec les fonds blancs et le chamois clair de la fine couche d’apprêt tamponnée à l’éponge ou vibrante de fines hachures issues de la tradition. Et on découvre également le goût affirmé pour les illusions optiques qui, comme dans L’Homme à sa fenêtre, de Samuel Van Hoogstraten, jongle entre le vrai et le faux. Décidément, entre l’époque de Charles Quint et celle du traité de Munster (1648), qui sépare les Pays-Bas en deux zones étanches, protestante au nord et catholique espagnole au sud, la peinture de nos contrées a de quoi séduire. l

The British Royal Collection. De Bruegel à Rubens, aux Musées royaux des beaux-arts, 3, rue de la Régence, à Bruxelles. Du 16 mai au 21 septembre. Du mardi au dimanche, de 10 à 17 heures. Tél. : 02 508 32 11 ; www.expo-royalcollections.be.

Guy Gilsoul

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