Les stratégies des écoles  » chics « 

Listes d’attente, numerus clausus déguisés… Pour s’attirer la crème des crèmes, les écoles secondaires bien cotées recourent à des astuces. Mais les plus initiés des parents ont aussi leurs trucs. Etats des lieux

(1) Les Espaces locaux d’interdépendance entre écoles, par Bernard Delvaux et Magali Joseph, Cerisis-UCL, 2003.

(2) La Population étudiante, par Jean-Jacques Droesbeke, Ignace Hecquet et Christine Wattelar, ULB-Ellipses, 2001.

Marie est en 6e primaire dans une école de village. Elle rosit de plaisir quand on lui demande dans quel établissement secondaire elle entrera en septembre prochain : elle ira, comme son frère aîné, à Saint-Louis, à Namur. C’est une  » école dure « , qui suscite un brin de convoitise dans les yeux de ses camarades. Ses parents ont dû verser, dès décembre 2003, une  » avance sur frais scolaires  » de 75 euros, une somme censée les dissuader de réserver une place dans plusieurs établissements à la fois.  » A partir du moment où les familles font leur marché, il ne faut pas s’étonner que les directions réagissent comme des commerçants « , commente ironiquement un enseignant.

Dans le riche Brabant wallon, les établissements secondaires se sont mis d’accord pour ouvrir les inscriptions le même jour, afin d’éviter les doublons qui désorganisent les rentrées. Le 1er octobre dernier, à 3 heures du matin, au Lycée Martin V, à Louvain-la-Neuve, le premier parent à se pointer a noté son nom sur une feuille et a écrit celui des autres au fur et à mesure de leur arrivée.  » Cela se fait dans une ambiance bon enfant autour d’un café, raconte Maryse Dubuisson, directrice du Lycée Martin V. Comme d’habitude, je suis venue travailler à 8 heures. A midi, les inscriptions, pour la rentrée 2004 de la 1re rénovée, étaient clôturées. Il y a une soixantaine d’élèves sur la liste d’attente.  »

A Liège, le Collège Saint-Benoît Saint-Servais entretient, de longue date, une réputation d’excellence.  » Dans les années 1990, quand on s’est ouvert à la mixité, l’établissement a instauré temporairement un  » numerus clausus « , pour ne pas concurrencer les autres écoles, explique Jean-François Kaisin, son directeur. A l’ouverture des inscriptions, dès l’aube, les parents faisaient la file comme aux soldes chez Harrod’s. Mais ce n’est pas bon de générer des mouvements de panique. Pour 2004, nous avons refusé tout enregistrement avant le 1er octobre 2003. Et nos deux soirées d’information et d’inscription se sont déroulées en février et en mars. Plus tôt on clôture les inscriptions, plus on se ferme aux élèves moins favorisés.  »

C’est pour la même raison qu’à l’Athénée Air pur, à Seraing, autre établissement bien coté, la journée  » portes ouvertes  » se déroule seulement en mai.  » On ouvre vingt tables d’inscriptions et on enregistre 80 élèves par heure, explique la préfète, Anne-Marie Erwoinne. Pour garantir une mixité sociale, les enfants de l’école primaire annexe ne sont pas prioritaires, pas plus que les frères et les s£urs de nos élèves.  »

Au Collège Sacré-C£ur, à Jette (Bruxelles), on n’a pas ce genre de scrupules. Un panneau indique que les inscriptions pour septembre… 2005 sont clôturées. Dans la capitale, les familles se posent la question du choix de l’établissement secondaire dès la 4e primaire.  » Mon enfant de 10 ans fréquente une école primaire multiculturelle à Jette, explique ce père, fonctionnaire à la Communauté française. Pour des raisons idéologiques, je n’ai pas envie qu’il aille dans l’une de ces écoles hyper-sélectives de la ville de Bruxelles. J’estime important de veiller à son épanouissement personnel, à son ouverture d’esprit…  » Ce père tente actuellement de convaincre d’autres membres de l’association de parents, où il est actif, d’inscrire collectivement leur enfant dans un athénée voisin au public mélangé. C’est l’une des dernières stratégies mises au point par les  » bourgeois bohèmes « , enseignants ou sympathisants de gauche, qui se sont inspirés d’exemples parisiens. Ces  » bobos  » décident d’investir en masse un établissement un peu moins coté, mais dont ils réussissent à modifier la donne par leur poids et leur engagement au sein des instances de participation. Une façon de sortir d’une forme de schizophrénie ? L’intelligentsia est la première à dénoncer les dégâts de l’école à deux vitesses ( lire aussi page 22). Pourtant, par crainte de l’avenir, elle oriente généralement ses propres enfants dans la  » bonne  » école.

Une sélection subtile

Pour ceux qui en doutaient encore, l’étude internationale PISA, organisée en 2000 par l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques), a définitivement brisé le mythe d' » une école égale une école « . Non seulement nos élèves de 15 ans ont été relégués en bas de classement des pays industrialisés pour ce qui concerne la lecture, les mathématiques et les sciences, mais leurs résultats û et ceux des Allemands û affichaient les écarts les plus importants entre les  » têtes de classe « , presque aussi nombreux qu’ailleurs, et les cancres, aux effectifs nettement plus fournis.

Voici quelques années, pour lutter contre cette fameuse dualisation, l’enseignement libre a été sommée, chez nous, d’accepter, comme le réseau officiel, tous les élèves, sans condition. C’est la seule réglementation en la matière. Mais les mécanismes de sélection sont évidemment plus subtils.  » Les parents sont d’abord soucieux de sécurité et de discipline, explique la préfète de l’Athénée Air pur, à Seraing. Ils vont donc éliminer d’office l’enseignement technique et professionnel.  » Dans les années 1990, la réforme du premier degré a accentué ce phénomène. En effet, le programme de la 1re rénovée est désormais identique dans l’ensemble des écoles. Tous les élèves reçoivent, par exemple, un cours de latin. L’orientation vers le technique ou le professionnel a été reportée de la 1re à la 3e.  » Pourquoi, dès lors, ne pas d’abord tenter sa chance dans l’enseignement général ? » observe Kaisin. Résultat : le premier degré des écoles techniques et professionnelles a été de plus en plus déserté.  » A Charleroi, au cours des quinze dernières années, elles ont perdu plus de la moitié de leur population, précise Magali Joseph, une chercheuse en sociologie à l’UCL (Université catholique de Louvain), qui a réalisé une étude dans 23 établissements de la région, tous réseaux confondus (1). Les écoles du haut de la hiérarchie ont en revanche augmenté leurs parts de marché de 40 % à 62 %.  »

 » Pour trouver un emploi, les parents savent que leur enfant doit décrocher un diplôme de l’enseignement supérieur, ajoute Anne-Marie Erwoinne. Ils sont à la recherche des écoles qui y préparent.  » Les familles se réfèrent à un classement hiérarchique.  » Elles se basent sur une réputation, immédiatement perceptible, en fonction du public qui fréquente l’école, des élèves pour la plupart sans retard scolaire « , poursuit Magali Joseph.

Une autosélection, aussi

Par ailleurs, les établissements les plus recherchés disposent généralement d’un  » réservoir  » d’élèves. Les  » initiés  » le savent et ont inscrit leur enfant dès la 1re année primaire ou, au plus tard, en 5e dans l’école annexe qui, en six ans,  » formate  » sa population aux exigences du secondaire. Les trois quarts des classes de 1re rénovée sont ainsi remplies avant même l’ouverture des inscriptions.  » Les listes d’attente sont parfois un mythe : certains établissements font savoir qu’ils en ont une, alors que les inscriptions ne sont pas en surnombre « , poursuit Magali Joseph. Ce qui permet les passe-droits accordés au rejeton d’un journaliste TV ou de toute autre personne qui peut contribuer à leur image de marque.

La sociologue de l’UCL parle en réalité d’autosélection. Celle-ci résulte d’échanges informels.  » Pour notre directeur, tout le monde est le bienvenu, explique un enseignant. Mais il ne se prive pas de réclamer le bulletin de primaire. Il fait alors entendre qu’en dessous de 70 %, l’enfant aura vraiment beaucoup de difficultés.  » Le bouche-à-oreille colporte rapidement ce genre d’informations.

Les leçons du rénové

L’offre de formation est aussi déterminante dans le choix d’un établissement. Pour attirer la crème des crèmes, le dernier truc à la mode est de proposer au moins une classe d’enseignement bilingue, généralement conseillé aux enfants sans retard scolaire et qui ont une bonne maîtrise de la langue maternelle. Mais, plus traditionnellement, les  » meilleures écoles  » proposent le latin, le grec et les  » maths fortes « , même si ces sections, dans les dernières années, font difficilement le plein. Une manière d’entretenir sa réputation d’école difficile où il faut bosser.  » Les établissements les plus recherchés ont tiré les leçons du rénové, explique Anne-Marie Erwoinne. Leurs grilles ressemblent davantage à celles de l’enseignement traditionnel. Elles ne permettent pas aux élèves de choisir la facilité, le zapping, les cours farfelus…  » Dans les écoles chics, honte à celui qui doit se rabattre sur  » l’option glande « .

Les initiés savent en effet qu’un  » bon  » établissement ne suffit pas. Il faut encore opter pour la  » bonne  » option, celle qui permettra à l’enfant d’être tiré vers le haut dans la classe des forts. Une étude (2) de l’Université libre de Bruxelles (ULB) a confirmé les maîtres atouts ( lire le tableau page 21). Quel que soit le domaine d’études choisi à l’université, les jeunes qui ont, par exemple, suivi, en fin de secondaire, au moins quatre heures de latin et plus de six heures de mathématiques par semaine sont moins de 10 % à abandonner la 1re candidature et affichent les taux de réussite les plus élevés (65,6 %). Mais, attention, rien ne sert de décourager un jeune à force d’exigences. Ainsi, un garçon qui a terminé la filière  » maths fortes  » sans avoir jamais doublé a plus de chances d’entamer l’université avec fruit (taux de réussite de 52 %) que celui qui s’est obstiné à faire  » latin-math  » au prix d’un an de retard (44,1 % de réussite).

Apprendre à bosser

Autre observation : cartonner dans le supérieur n’est pas qu’une affaire d’inscriptions et d’options. A la limite, un enfant doué réussira quoi qu’il entreprenne, alors qu’une bonne préparation est plus importante pour un élève faible. Mais condition sine qua non : tous deux doivent avoir appris à travailler. Et, pour cela, il ne suffit pas de faire la file : les parents qui s’intéressent aux matières enseignées, qui veillent à une étude régulière, qui participent aux réunions avec les professeurs ou s’impliquent dans la vie de l’école de leur enfant accroissent aussi ses chances de succès.

Dorothée Klein

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