Les secrets de la cour

L’affaire Jean Sarkozy l’atteste : plaire au président français importe plus que lui signaler les colères de l’opinion. Au croisement de la vie privée et du débat public, la place de son fils comme le rôle de son épouse sont des sujets tabous. Toute vérité n’est pas bonne à dire. Bien peu s’y risquent…

Ce matin-là, pas une seule voix ne s’éleva pour lui répondre. Jeudi 22 octobre, petit déjeuner de la majorité à l’Elysée. Le soir, au journal de 20 heures de France 2, Jean Sarkozy annoncera, à la surprise générale, qu’il ne se porte finalement pas candidat à la présidence de l’Epad, l’établissement public d’aménagement du quartier d’affaires de la Défense, dans les Hauts-de-Seine, près de Paris. Quelques heures plus tôt, son père s’emporte :  » De toute façon, je sais bien ce que provoque l’affaire de mon fils.  » Personne ne bronche. Depuis que la controverse a éclaté, douze jours plus tôt, chacun est tétanisé et tout le monde se tait. Le 12 octobre, le chef de l’Etat réunit, comme tous les lundis matin, l’état-major de l’UMP. La réunion commence par un tour de table, au cours duquel chacun rapporte ce qu’il a vu et entendu le week-end sur le terrain. Déjà, la Toile s’empare de la future élection du fils du président et deux ex-candidats de 2007, François Bayrou et Ségolène Royal, ont fait des déclarations tonitruantes sur le sujet. Mais, devant Nicolas Sarkozy, aucun responsable du parti n’évoque la question. Une polémique ? Quelle polémique ?

 » Il est devenu le roi « 

Au lendemain de l’annonce du retrait de Jean Sarkozy, le quotidien britannique de centre-droit The Times notera :  » Le président de la Ve République est victime du phénomène de cour, un sentiment d’omnipotence qui vient de l’isolement du poste de dirigeant le plus puissant du monde démocratique.  » Le 26 octobre, c’est Dominique de Villepin qui lâche :  » L’esprit de cour est un danger pour la démocratie. Quand on est proche du pouvoir – c’est quelque chose que j’ai dit très tôt à mes enfants – on a plus de devoirs que les autres.  » Avant son élection, Nicolas Sarkozy ne manquait pas une occasion de dénoncer, en privé, le mode de fonctionnement de Jacques Chirac :  » Il y a ceux qu’il craint et ceux qu’il utilise, les ennemis et les serpillières.  » Du coup, son prédécesseur n’écoutait personne. Promis, lui saurait retenir la leçon. Le quinquennat est à sa moitié et un ami du chef de l’Etat français dresse le bilan :  » Je pensais que le côté informel de ce président si atypique empêcherait ces phénomènes de cour. Il n’en est rien. Et il est devenu le roi. « 

L’  » affaire Jean  » restera comme un cas d’école.  » Il y a deux sujets qu’on s’interdit d’évoquer avec lui : la famille et les Hauts-de-Seine, relève un proche du chef de l’Etat. Alors, là, vous imaginez !  » Une seule loi s’est imposée, celle du silence.  » A l’Elysée, personne ne lui dit plus la vérité, sauf quelques très rares conseillers, dans les domaines de leur compétence « , ajoute un autre fidèle. Tard, trop tard, Nicolas Sarkozy mesure l’ampleur des dégâts.  » C’est la première fois que je le sens atteint. Il sait qu’il a commis une faute « , livre un participant à la sortie de la réunion de l’état-major de l’UMP à l’Elysée, le 19 octobre. Questions de famille, problème de politique. Lorsque l’intime se trouve mêlé aux affaires de la nation et donc exposé sur la place publique, toute réserve, toute critique est perçue comme inacceptable. Dans ce genre de situations, Nicolas Sarkozy tient ses collaborateurs à distance. La plupart d’entre eux avaient appris par le communiqué officiel son divorce avec Cécilia ; même le secrétaire général, Claude Guéant, informé de la procédure, n’en connaissait pas le calendrier exact.

Qui dit silence au château dit mutisme au gouvernement. Beaucoup de ministres jugeaient pourtant l’attitude du fils et du père  » indéfendables « . Mais aucun n’a osé déplaire. A plusieurs reprises, le président leur a dit :  » Ne lâchez pas, battez-vous jusqu’au bout. A travers Jean, c’est moi qui suis visé. S’il recule, c’est moi qui paye.  » Les meilleurs avocats de ce dossier impossible ont reçu des signes de gratitude. Le 14 octobre, au secrétaire d’Etat au Logement, Benoist Apparu, qui, à l’Assemblée, a répondu aux attaques de l’opposition, Nicolas Sarkozy glisse, à l’issue du Conseil des ministres :  » Merci, Benoist, pour hier. « 

Proclamer haut et fort le contraire de ce que l’on chuchote, voilà qui caractérise la vie d’une cour. Déjà, lors de la polémique autour de Frédéric Mitterrand, ils étaient nombreux à se retrouver en porte à faux, défendant devant micros et caméras leur collègue ministre de la Culture, le désavouant une fois ceux-ci éteints.  » Les ministres ne sont que des marionnettes « , pointe le député (UMP) de l’Aube, François Baroin. Le haut-commissaire Martin Hirsch finira par admettre, sur RTL, que le débat provoqué par Jean Sarkozy  » perturbait tout « à mais c’était au lendemain du 20 Heures où le conseiller général le plus célèbre de France avait jeté l’éponge. Il est toujours plus facile de dire les choses après. Avant, les responsables de la majorité, sommés de monter au créneau pour justifier l’injustifiable, auront préféré être ridicules plutôt que crédibles. Fadela Amara, secrétaire d’Etat à la Ville :  » Ce pays a peur de sa jeunesse.  » Le député de Seine-et-Marne, Yves Jégo :  » C’est comme ça que le fascisme arrive dans un pays : quand on s’attaque à quelqu’un à cause de son nom.  » Chantal Jouanno, secrétaire d’Etat à l’Ecologie :  » S’il s’était appelé Martin, il aurait eu moins de problèmes. « 

Peut-être même, s’il s’était appelé Martin, le président n’aurait-il pas appelé, en 2008, depuis Prague, Hervé Marseille pour le remercier d’avoir laissé à son fils la tête du groupe majoritaire du conseil général des Hauts-de-Seine, qu’il revendiquait aussi. Peut-être le maire de Meudon, futur démissionnaire du conseil d’administration de l’Epad, n’aurait-il pas eu, au début de juillet, la surprise de voir débouler Nicolas et Jean Sarkozy, pendant un simple rendez-vous à l’Elysée avec un conseiller. Aux sujets coopérants la cour reconnaissante : le 15 juillet, un décret est publié au Journal officiel, nommant Hervé Marseille au Conseil économique, social et environnemental. Après une jolie bourde : deux jours plus tôt, au Conseil des ministres, c’est Jacques Marseille – l’économiste – qui y avait été envoyé !

Et si Louis, 12 ans, ne s’était pas appelé Sarkozy, peut-être aussi le patron du Paris Saint-Germain, Robin Leproux, ne se serait-il pas spécialement déplacé, le 21 octobre, quand il apprit que le troisième fils du chef de l’Etat, qui n’en demandait pas tant, assistait à l’entraînement des joueurs.  » Le dirigeant parisien ne savait d’ailleurs pas s’il devait [le] tutoyer ou [le] vouvoyer « , écrira Le Parisien.

Au bal des courtisans, les membres du gouvernement ne sont jamais les derniers.  » Ils se rêvent tous en saint Jean et se demandent en permanence : « Suis-je le ministre le plus aimé du Seigneur ? »  » confie un conseiller élyséen. Rien ne les arrête : l’un d’eux a même comparé, au cours d’un dîner, les paroles des chansons de Carla Bruni-Sarkozy à des vers de la littérature classique.  » Le seul capital qui ne coûte rien et qui rapporte beaucoup, c’est la flatterie « , disait Talleyrand. Encore faut-il la manier avec parcimonie.  » Lorsqu’on se rapproche trop, le président se lasse assez vite « , constate un ministre qui se veut lucide. Susciter l’attention peut néanmoins permettre de toucher le gros lot : quand il apprit qu’un sommet franco-italien se déroulerait à Rome en février 2009, Frédéric Mitterrand, alors à la direction de la Villa Médicis, multiplia les coups de fil pour obtenir la visite du président –  » Juste une demi-heure, nous sommes en ville ! « . Quatre mois plus tard, il fut nommé ministre de la Culture.  » Cela fait très longtemps qu’il soigne ses liens avec le chef de l’Etat, auquel il a envoyé plusieurs lettres « , remarque un fidèle de Nicolas Sarkozy.

Les reproches n’émaneront donc pas du gouvernement, mais parfois du Parlement. Quelques voix discordantes parviennent à s’y faire entendre, au risque de la réprimande immédiate.  » Tiens, ce n’est pas toi qui vas te faire engueuler, aujourd’hui  » : le 24 septembre, le chef du groupe UMP au Sénat, Gérard Longuet, qui vient de dénoncer l’usage, à la télévision, du mot  » coupable  » par le chef de l’Etat au sujet du procès Clearstream, plaisante avec un autre  » rebelle « , son homologue à l’Assemblée nationale, Jean-François Copé. Et voit juste – il s’entretiendra au téléphone, dans la foulée, avec le secrétaire général de l’Elysée. Gérard Longuet aura néanmoins le courage d’être l’un des rares à exprimer, en public et en privé, ce qu’il pense de  » l’affaire Jean  » : en marge de déplacements à Gandrange puis à Saint-Dizier, il dira au président à quel point cette histoire ne passe pas dans l’opinion.  » En petit comité, on arrive tout de même à discuter « , assure un député UMP.  » Nicolas Sarkozy n’accepte pas la critique sur quelques moments héroïques, ceux qu’il considère comme des faits d’armes établis de son épopée, par exemple la Géorgie « , nuance un autre.  » Je choisis les sujets en fonction de son humeur « , complète un troisième.

Mais les élus de droite n’iront jamais jusqu’à pointer devant lui celle par qui, estiment-ils, sont arrivés la plupart des ennuis du chef de l’Etat français en cet automne agité : la première dame de France. Où l’on retombe dans le débat sans issue entre vie privée et décisions publiques, l’une des failles, depuis longtemps, de ce président. L’abandon des tests ADN, le soutien élyséen – tout du moins dans un premier temps – au cinéaste Roman Polanski, le livre de Frédéric Mitterrandà Au sein de la majorité, une question fait florès : Nicolas Sarkozy est-il trop sous l’emprise de Carla Bruni ?  » Est-ce à cause de son épouse ? Toujours est-il qu’il n’aime plus ses électeurs « , regrette un dirigeant du parti majoritaire.  » C’est vrai qu’elle lui a fait découvrir que l’on s’amuse plus avec un intellectuel de gauche qu’avec un élu UMP !  » sourit un ami du président. Passent encore les mondanités, c’est son influence qui agace. Interrogé à ce sujet, le 19 octobre, sur Canal +, le conseiller spécial du chef de l’Etat, Henri Guaino, répond :  » Elle en a sans doute beaucoup plus que moi !  » La droite bougonne.  » Nicolas est subjugué par une femme mannequin, plus riche que lui, mondialement connue et qui constitue une prise de guerre, puisqu’elle vient de la gauche « , relève un autre responsable de l’UMP. Ce n’est pas en regardant sur le site que Carla Bruni-Sarkozy vient de lancer que les élus de la majorité se rassureront : elle n’y parle que de deux membres du gouvernement, l’une et l’autre symboles de la fameuse ouverture, Fadela Amara et Martin Hirsch. Mais le président n’avait pas attendu de rencontrer sa future épouse pour nommer des gens de gauche dans son gouvernementà

En septembre, Nicolas Sarkozy s’est rendu à New York, pour la session annuelle des Nations unies. Un membre de la délégation officielle se souvient :  » A l’aller, c’est la première fois que, lors d’un long voyage, il ne nous invite pas à venir le rejoindre pour le déjeuner. Il est resté tout le vol avec Carla. Deux de ses conseillers l’ont simplement dérangé un quart d’heure.  » Le pouvoir conduit à la solitude. Qui confine parfois à l’isolement. La veille de son départ, le président avait vu Un singe en hiver, le film d’Henri Verneuil. Ce soir-là, il avait entendu Jean Gabin lancer à Jean-Paul Belmondo :  » Les choses entraînent les choses. Le bidule crée le bidule. Y’a pas de hasard. « 

éric mandonnet et ludovic vigogne; E. M. et L. V.

 » il n’accepte pas les critiques sur les faits d’armes établis de son épopée « 

 » est-ce à cause de son épouse ? il n’aime plus ses électeurs « 

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