Les poètes auront toujours beaucoup de travail

A l’inverse de celui d’un peintre, d’un sculpteur ou d’un musicien, le travail du poète n’est pas photogénique pour un sou. Seul à sa table, il essaie de sortir de la langue quelques mots – il en efface beaucoup – dont il ne comprend pas toujours l’arrivée sur sa feuille blanche et, les abandonnant pour un nouveau poème, il se dit souvent qu’il n’en sait pas beaucoup plus après, sur lui-même et sur le monde.

Cent autres métiers se heurtent aussi au réel et peuvent tous considérer que leur travail reste toujours une aventure permanente, de chaque solution qu’ils trouvent à une question théorique ou pratique, s’envolant – pourvu que la curiosité soit au rendez-vous – un essaim de questions nouvelles. Mais tous sont tirés en avant par un résultat qui doit être là, quand le poète, lui, pense presque toujours que chaque poème est une réponse très provisoire et absolument insuffisante.

Poète phare du dernier siècle, Saint John Perse a écrit que l’amour était le foyer de la poésie, l’insoumission sa loi et son lieu partout dans l’anticipation. Et aussi que l’obscurité qu’on lui reprochera toujours ne tient pas à sa nature qui est d’éclairer, mais à la nuit même qu’elle explore, celle du mystère où baigne l’être humain.

Décryptons. Désintéressé – il n’y a pas de poète millionnaire -, insoumis notamment envers toutes nos impuissances consenties face à la souffrance et aux servitudes matérielles, le poète, parfois plus effrayé que d’autres par certains états du monde, refuse que des vies ordinaires, un temps ordinaire, un ordre normal des choses tiennent lieu de lots pour l’avenir.

La nuit humaine qu’il creuse seul, loin des cultures de masse qui nous étonnent rarement, est celle de fourmis toujours plus pauvres venant engraisser des cigales rentières toujours plus riches, les questions de Mai 68 n’étant pas pour lui derrière nous mais devant nous : que faisons-nous de notre vie ?

Lié malgré lui au présent mais scrutant tous les avenirs possibles, il cherche à s’informer au sujet du réel autant que celui-ci peut paraître parfois venir s’informer dans son atelier immatériel où il n’y a que des mots, au sujet d’un savon ou d’un oignon, mais aussi d’une ville ou de la terre, de la mort et de l’amour. La poésie revendique sans tapage d’être une approche aussi légitime que d’autres, logiques ou scientifiques, approche dont les phosphorescences, même brèves, n’ont rien à voir, par exemple, avec les marchandises langagières ou virtuelles désormais déversées dans le monde sur le réseau des réseaux, Internet et son culte.

Chasseur de l’infiniment grand et de l’infiniment petit, le poète se rend vite compte que le monde est absolument étonnant. Aucune pierre n’est une autre, aucun nuage un autre, aucune étoile une autre, aucune joie et aucune douleur d’autres. Il n’y a pas un jour et une nuit, ni aucun homme ou femme qui soient ordinaires. De tout cela, il tire alors une leçon souvent inquiète sur des temps où une pensée ou des systèmes prétendraient être uniques.

Dans le langage poétique, chaque mot est par certains côtés  » critique « . Entendons par là que, soigneusement pesé, il dit ce qui, à un moment donné dans son inspiration, un poète convoitait d’appréhender. Ce travail, car c’en est un, n’est pas moins pénible que celui d’un maçon cherchant la pierre qui pourra aller avec ses voisines. Et sa joie, parfois, ne se distingue pas de celle d’autres qui, par exemple, sont heureux du meuble qu’ils ont restauré, d’un jardin qui s’accroît, d’une opération chirurgicale réussie ou d’un  » truc  » qui remet en marche une machine arrêtée.

A notre époque si tonitruante où un fleuve ininterrompu de paroles et d’images aussitôt mortes risque de noyer l’esprit plus qu’il ne le conduirait vers une embouchure où trouver un surcroît de sens, la poésie, à laquelle rien du drame humain n’est étranger, opposera toujours une attitude : la rareté. Rareté instrumentale : les temps ne sont plus aujourd’hui aux grands épisodes lyriques ou métaphysiques, et les mots extraits de la langue par le poète sont ceux d’un être qui se sait, aveugle né, toujours tâtonner. Rareté médiatique : les poètes ont quitté leurs capes et autres accessoires de pacotille et s’attendent seuls au-dessus d’une page blanche.

Leur  » moi  » et leur  » je  » sont bien là, dans ce qu’ils finiront par signer. Mais cette vieille soif pronominale a peu de chose à voir avec beaucoup d’entre nous qui nous appliquons au quotidien à nous distinguer des autres sur trente-six scènes professionnelles, de voisinage, voire amoureuses. Un poète passe inaperçu ; il préfère cacher ses qualités que d’exposer ses défauts, qui ne sont pas souvent moindres que ceux d’autres.

La poésie est toujours prête à venir au monde puisqu’elle se reçoit du monde. S’il lui arrive de se taire, c’est qu’aucune langue mal lavée ne peut la recevoir, et qu’il vaut mieux pour elle faire la morte. Mais, même alors invisible, elle continue à fouiller en silence le sable de son bâton, sachant qu’il lui restera toujours beaucoup de travail.

Les textes de la rubrique Idées n’engagent pas la rédaction.

Par Pierre Gilman, juriste, agent communal

La poésie donne encore à nos temps des chances spirituelles

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