Les nouvelles brebis du pape

Olivier Rogeau
Olivier Rogeau Journaliste au Vif

Les gestes de Benoît XVI en faveur des anglicans traditionalistes, des cathos intégristes et des orthodoxes sont-ils les signes d’un virage conservateur de l’ensemble de l’Eglise catholique ? Remettent-ils en cause son unité même ? Quelle place y ont encore les progressistes ? Et que pense de cette offensive vaticane Mgr Léonard, considéré comme le plus  » réac  » des évêques belges ?

Le pape, combien de divisions ?  » aurait répondu Staline à Churchill, qui lui demandait, en 1945, de respecter les libertés religieuses dans une Europe centrale occupée par l’Armée rouge. Ironie de l’histoire, on assiste peut-être, aujourd’hui, à l’instigation de Benoît XVI, à la constitution d’une forme d' » Internationale  » chrétienne.  » La stratégie du pape à l’égard des anglicans, des catholiques intégristes et des orthodoxes illustre sa volonté de réaliser une union de courants conservateurs « , confie l’historien français Odon Vallet, spécialiste des religions.

Le recyclage des anglicans mécontents, des dissidents lefebvristes et la complicité affichée entre Benoît XVI et le nouveau patriarche de Russie, Kirill, considéré comme aussi  » ratzingérien  » que le souverain pontife, ont marqué l’actualité récente. Ces gestes sont-ils, pour autant, les signes d’un virage conservateur de l’Eglise catholique dans son ensemble ? La politique audacieuse du pape allemand à l’égard des anglicans hypothèque-t-elle le dialogue £cuménique, qui avait incité Jean-Paul II à plus de prudence ? L’ouverture en cours remet-elle en cause l’unité même de l’Eglise catholique, déjà traversée par tant de courants divergents ?

 » Pas du tout, répond au Vif/L’Express Mgr Léonard, le très conservateur évêque de Namur. Tout cela se fait en bonne entente entre Eglises  » (lire son interview exclusive page 45). Pour Tommy Scholtès, directeur de l’agence de presse Cathobel,  » Benoît XVI veut refaire l’unité des chrétiens. Il ne peut donc ignorer ceux qui frappent à la porte de l’Eglise. Vient qui veut, pour autant, bien sûr, qu’il reconnaisse l’autorité du pape. Sa politique actuelle ne met pas à mal l’£cuménisme, elle le clarifie. Car il est plus facile de négocier avec des Eglises unifiées qu’avec des communions éclatées en groupes divers.  »

L’Eglise anglicane dans les cordes

Une certitude : avec Benoît XVI aux manettes, les gestes d’ouverture du Saint-Siège en faveur de groupes conservateurs se sont multipliés ces derniers temps. Ainsi, le 20 octobre, a été révélé, simultanément à Rome et à Londres, un projet inédit qui fait des vagues outre-Manche : l’Eglise catholique a décidé d’accueillir, en son sein, les traditionalistes anglicans en désaccord avec la ligne libérale de leur Eglise. Le Vatican prépare un statut sur mesure pour les évêques, les prêtres et les fidèles séduits par cette proposition. Les prêtres anglicans, souvent mariés, pourront être ordonnés dans l’Eglise catholique et continuer à y officier selon la liturgie et le rite anglicans. Le transfert vers l’Eglise catholique se fera sous la responsabilité d’un  » ordinaire « , ex-évêque ou prêtre anglican, qui, lui, sera obligatoirement célibataire, règle qui est aussi d’application pour les Eglises orientales catholiques (dont les prêtres peuvent être mariés).

 » L’Eglise d’Angleterre est en état de choc « , a aussitôt titré le Times, tandis que la National Secular Society (athée) a qualifié le coup de  » mortel  » pour l’Eglise anglicane établie. L’archevêque de Cantorbéry, le Dr Rowan Williams, chef spirituel des anglicans, reconnaît, dans une lettre embarrassée aux évêques de son Eglise, qu’il a été prévenu  » au dernier moment  » par le Saint-Siège. Cet aveu confirme que la décision de donner le feu vert à l’exil anglican vers Rome a été contestée en interne, par crainte de fragiliser davantage la Communion anglicane, au bord de l’éclatement depuis plusieurs années. D’autres observateurs estiment, en revanche, que la proposition vaticane est un soulagement pour la tendance libérale : débarrassée de son opposition  » réac « , elle pourra aller de l’avant, consacrer des femmes évêques et lever les dernières réticences aux pratiques homosexuelles dans le clergé.

 » Finalement, le primat anglican Rowan Williams ne doit pas être mécontent de se débarrasser de sa frange conservatrice, confirme Odon Vallet. Reste à voir combien d’anglicans le Vatican va récupérer. Si son projet attire au-delà de ce groupe minoritaire, cela peut avoir, à terme, un impact gigantesque. « 

 » On ne fait pas de la récupération « 

 » La main tendue par le Vatican n’est pas un geste provocateur, prévient Tommy Scholtès, même si certains anglicans l’ont perçu ainsi. C’est l’aboutissement d’un long processus et d’une demande d’adhésion exprimée de longue date par beaucoup de religieux et de fidèles anglicans, heurtés par l’orientation prise par leur Communion. De même, l’Eglise catholique a déjà accueilli des prêtres protestants.  » En 2005, Mgr Léonard lui-même a ordonné, à Namur, un homme marié, ancien pasteur protestant, devenu curé de Dave.  » C’est un geste £cuménique, tout le contraire d’une récupération « , avait dit l’évêque à l’époque. Pie XII fut le premier pape à accorder la dispense de célibat, en 1951, pour un ex-pasteur luthérien. Jean-Paul II, puis Benoît XVI ont intensifié le phénomène face aux divisions qui touchent l’Eglise anglicane.

Le projet du Vatican devrait concerner, en priorité, les quelque 400 000 anglicans rassemblés au sein de la Traditional Anglican Communion (TAC). Beaucoup n’ont pas admis la décision, prise en 1992, d’ordonner des femmes prêtres, puis des femmes évêques. Ce groupe avait demandé son rattachement à Rome il y a deux ans déjà. Une seconde frange, constituée par les Eglises d’Afrique et d’Asie (plus de la moitié des effectifs), menace aussi de rompre les amarres : elle n’accepte pas l’ouverture aux homosexuels prônée par les Eglises des Etats-Unis.

La  » pleine communion  » de la TAC avec Rome devrait coïncider avec la béatification controversée de John Henry Newman, finalement prévue en mai 2010 à Birmingham. Anglican converti au catholicisme à l’âge de 44 ans, créé cardinal moins de deux ans plus tard, et mort en 1890, Newman est encore, aujourd’hui, au centre d’un débat houleux entre l’Eglise catholique et la nébuleuse homosexuelle.  » Ces mouvements ont toujours revendiqué son homosexualité, signale la revue Golias, très critique à l’égard de la politique vaticane. En témoigne, selon eux, son amitié affichée avec le père Ambrose St John, au point d’avoir désiré être enterré à ses côtés.  »

Négociations secrètes au Vatican

Dans la foulée de l’ouverture aux anglicans ont débuté, ce 26 octobre au Vatican, les négociations à huis clos entre les théologiens du Saint-Siège et les disciples de Mgr Lefebvre. Objectif du pape : mettre fin à la guerre de tranchées qui oppose, depuis plus d’un quart de siècle, l’Eglise catholique et la Fraternité sacerdotale Saint-Pie X (FSSPX), qui compte des prêtres et des fidèles en Belgique (reportage page 48).

Trois gestes vers les lefebvristes marquent déjà le bilan du pontificat de Benoît XVI. En septembre 2007, il a autorisé la célébration, à certaines conditions, de la messe selon le missel latin de 1963. Ensuite, en janvier de cette année, le pape a levé les excommunications qui frappaient les quatre évêques ordonnés illicitement en 1988 par Mgr Lefebvre. L’un d’eux est le désormais célèbre Mgr Williamson, actuellement mis au ban de la Fraternité et poursuivi par la justice allemande pour ses propos négationnistes sur la Shoah. Le troisième acte, entamé cette semaine, est de loin le plus important. Il ne touche plus aux formes extérieures de la pratique religieuse, mais au c£ur même de la foi catholique. Les discussions secrètes entre les subordonnés du pape et les intégristes portent sur leur désaccord fondamental à propos du concile Vatican II. Rome ne peut accepter un choix, à la carte, des enseignements du dernier concile.

 » Plutôt que de se regarder pendant des années encore en chiens de faïence, on discute, constate Scholtès. Mais le processus de rapprochement risque de durer des années.  » Points d’achoppement : la liberté religieuse, l’£cuménisme, la collégialité et l’influence de la pensée moderne sur l’Eglise. Dans une lettre aux amis et bienfaiteurs de la Fraternité Saint-Pie X, publiée la semaine dernière, Mgr Bernard Fellay, son supérieur, réitère ses violentes attaques contre Vatican II. Il estime que  » la sainte Eglise est en train de se transformer en un amas de ruines spirituelles, alors que la façade extérieure se maintient plus ou moins bien « . Quant aux discussions avec Rome, il ne cache pas qu’il s’agit, vu d’Ecône, son fief helvétique, d’une  » croisade « .

Eric de Beukelaer, porte-parole des évêques de Belgique, remarque, lui, que  » les deux dossiers, l’ouverture aux lefebvristes et celle aux anglicans, sont parallèles. Le Vatican admet, pour les nouveaux venus, une grande souplesse liturgique et disciplinaire, mais il veille à l’unité doctrinale : ceux qui rejoignent l’Eglise doivent adhérer à tout ce qui constitue la foi catholique. « 

Un combat commun contre le  » relativisme « 

Moins médiatisé mais plus fondamental, un autre rapprochement concerne les catholiques et les orthodoxes, séparés depuis le schisme de 1054. Près d’un millénaire plus tard, la recherche de l’unité vise à dépasser le stade des déclarations d’intentions et des visites protocolaires de primats. Deux ans après la rencontre de Ravenne, les négociateurs des deux camps se sont retrouvés, du 16 au 23 octobre, à Paphos (la capitale antique de l’île de Chypre, qui, selon la tradition, a reçu la visite de trois apôtres, Paul, Barnabé et Marc). Ils ont cherché à trouver un terrain d’entente autour des prérogatives et de la primauté de l’évêque de Rome dans une Eglise réconciliée. Joseph Ratzinger encourage le rapprochement avec l’Eglise orthodoxe. Son rêve ? Un combat commun contre la sécularisation et le  » relativisme  » du monde moderne.

 » Ce dialogue a été suspendu pendant dix ans, rappelle Mgr Johan Bonny, nouvel évêque d’Anvers, chargé des questions £cuméniques. Les orthodoxes n’avaient pas trop apprécié la renaissance, après la chute du communisme, des Eglises catholiques orientales, dont ils niaient l’existence. Désormais, l’enjeu, pour l’Eglise catholique, est de retrouver un fonctionnement plus collégial. Les orthodoxes, eux, ont plutôt besoin de remettre en place, parmi eux, une certaine primauté : toutes leurs Eglises, grecque, russe, roumaine, bulgare… sont autonomes et autocéphales. Elles n’accordent au patriarche de Constantinople qu’un primat d’honneur, de peu de poids. Le fonctionnement de l’Eglise au premier millénaire, mieux équilibré, peut servir d’exemple. « 

Les orthodoxes observent les anglicans

Les orthodoxes suivent en tout cas de près le retour des anglicans dans le giron catholique. On dit même que le patriarche de Moscou, Kirill, a encouragé ses propres négociateurs au Vatican à se hâter, afin que les anglicans ne prennent pas trop d’avance sur eux. Que ces bruits de couloir soient apocryphes ou non, on constate que l’Eglise orthodoxe russe envisage de plus en plus sérieusement de réaliser l’union avec Rome. Comme l’Eglise orthodoxe grecque et l’Eglise copte, elle observe le cas anglican à la loupe, pour voir jusqu’à quel point Rome a l’intention d’admettre des traditions religieuses différentes au sein de l’Eglise catholique.

 » Cette ouverture aux autres Eglises, importante, ne devrait toutefois pas faire oublier le défi majeur que doit relever aujourd’hui l’Eglise catholique, prévient Mgr Bonny : comment, dans notre monde de plus en plus sécularisé, réussir à faire passer le message évangélique ? Là est l’essentiel. « 

Olivier Rogeau; O.R.

 » La main tendue aux anglicans n’est pas un geste provocateur « 

 » L’Église du premier millénaire peut servir d’exemple « 

 » Le pape veut refaire l’unité des chrétiens « 

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