Les milliards perdus de l’Etat

Des filières, souvent criminelles, coûtent à l’Etat des centaines de millions par an. Depuis cinq ans, la fraude sociale organisée gonfle au point de dépasser la fraude fiscale. L’Etat réagit, mais le phénomène ne cesse de s’étendre.

Alors que la vague de la fraude sociale ne cesse d’enfler, trois mesures sont arrivées en quelques semaines pour la combattre : mise sur pied d’une cellule d’enquêteurs spécialisés (l’imprononçable GSFSO) ; accord entre syndicats et employeurs du secteur de la construction (l’un des plus touchés) ; et, dernière en date puisqu’en vigueur depuis le 1er juillet, arrivée d’un Code pénal social flambant neuf.

Mais la question de savoir si elles suffiront à endiguer le phénomène n’est pas vaine. La cellule d’enquête, instaurée par le secrétaire d’Etat à la Coordination de la lutte contre la fraude, Carl Devlies (CD&V), peut apporter d’excellents résultats à suivre l’exemple de celle qui fut mise en place en 2001 du côté fiscal pour contrer les  » carrousels TVA  » (elle a permis de réduire les fraudes de 1,1 milliard d’euros à moins de 20 millions, en 2010). Créée sous le parrainage de l’OCDEFO (Office central de lutte contre la délinquance économique et financière organisée), elle est bicéphale. Une cellule mixte de soutien opérationnel permet d’abord d’intervenir sur le terrain, aux côtés par exemple de policiers locaux. Elle est composée de limiers de l’Onem, de l’ONSS, de l’ILS (contrôle des lois sociales), de l’Inspection sociale et de la police fédérale. L’autre branche vise l’analyse stratégique : il s’agit de recenser et de comprendre les schémas criminels qui permettent la fraude sociale, afin de la détecter de manière précoce et d’en réduire l’impact.

Quant au nouveau Code pénal social,  » il a pour objet de simplifier et de compléter le droit pénal social par un arsenal de sanctions diversifiées permettant de mieux appréhender les différents degrés d’infraction en ce domaine « , explique le responsable de la cellule, le commissaire Benoît Wolter.  » Cette codification représente un instrument important pour faciliter la lutte contre la fraude sociale « , là où le droit était à cet égard touffu et parfois peu lisible… Le Code établit par ailleurs une échelle des sanctions, qui faisait défaut. Quatre niveaux sont prévus, de l’infraction légère à l’infraction très grave (occupation de travailleurs en séjour illégal, harcèlement…), laquelle peut désormais être punie d’un emprisonnement allant jusqu’à trois ans.

Au moins, les règles sont devenues claires. Et, là où les divers services agissaient en ordre dispersé, leurs informations (venant notamment de leurs importantes banques de données) sont désormais partagées. L’espoir est donc grand, de ce côté, de vaincre le nouvel Himalaya criminel.

Faux travailleurs, vrais C4

Mais qu’est donc cette fraude sociale si onéreuse pour la collectivité (lire ci-contre) ? Elle comporte plusieurs axes, souvent avec une organisation criminelle à la clé et, parfois, avec la violence, les menaces ou la corruption au menu, car on n’est jamais loin de la traite des êtres humains. Le premier de ces axes consiste à ne pas déclarer des travailleurs et, donc, à ne pas verser de cotisations sociales à l’Etat. Classique. D’autres le sont beaucoup moins : il s’agit au contraire de déclarer de nombreux emplois, mais avec de la rouerie à tous les étages.

La plus en vogue de ces pratiques passe par l’établissement de  » kits  » de vrais/faux documents au nom de ces soi-disant travailleurs. Des contrats de travail bidonnés sont émis par une entreprise à l’existence juridiquement réelle, mais sans activité. Les bénéficiaires les payaient 500 euros en 2007 mais, succès et inflation obligent, le tarif est passé à 800 euros en 2011. Le patron de la soi-disant entreprise, le plus souvent l’homme de paille de l’organisation criminelle qui dirige la man£uvre, engage donc du personnel et adresse des déclarations d’embauche en bonne et due forme à l’ONSS (Office national de sécurité sociale). Pendant quelques mois, l’entreprise fournit de fausses fiches de paie (que le bénéficiaire paie au moins 100 euros l’unité) avant de tomber en faillite, sans avoir jamais versé les cotisations sociales et en devenant ipso facto insolvable. Ladite entreprise offre cependant, à l’heure de s’éteindre d’une mort programmée (et avant de renaître sous un avatar, la chaîne n’ayant pas de fin), un C4 au  » travailleur « .

Des carambouilles, en plus

 » Pour lui, c’est carton plein. Inscrit dans une mutuelle, titulaire des indemnités de chômage, bénéficiaire d’allocations familiales et de prestations de santé majorées, reconnu par le CPAS… En moyenne, il faut compter que chaque cas individuel peut coûter 35 000 euros à l’Etat « , estime un acteur judiciaire de la capitale. Le dommage social peut être encore plus marqué. Par exemple parce que le vrai/faux contrat permet d’obtenir un permis de séjour et, de ce fait, un domicile, deux conditions nécessaires au regroupement familial. Ou parce que le travail au noir est servi au dessert du même menu : parmi les faux travailleurs, certains sont réellement actifs, non pour l’entreprise qui les déclare, mais pour un négrier. Ce n’est pas tout.  » Tantôt d’initiative, tantôt sous la menace du crime organisé, certains bénéficiaires du système s’adonnent de plus à la carambouille. En produisant leur pseudo-contrat d’emploi en garantie, ils achètent des biens de consommation à crédit puis les revendent sans jamais payer les mensualités « , explique par ailleurs un enquêteur bruxellois. Les risques seraient réduits…

ROLAND PLANCHAR

 » Chaque cas individuel peut coûter jusqu’à 35 000 euros à l’Etat « 

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