Les Liégeois ont-ils tous les pouvoirs ?

Les Liégeois font peur aux autres Wallons. Culture, infrastructure, recherche : ils avancent. Sont-ils trop gourmands ? Notre enquête.

Quelle est la véritable capitale culturelle de la Wallonie ? Liège, évidemment. Avec son université complète, son opéra, son orchestre philharmonique, son théâtre magnifiquement installé dans l’ancien bâtiment de l’Emulation, son futur Centre international d’art et de culture, la ville est bien la digne héritière des Princes-Evêques. Le souvenir de la cour ecclésiastique, artistique et intellectuelle, qui domina la vie locale durant 1 000 ans, est toujours bien vivace. Merci, le Saint-Empire romain germanique ! Pourtant, c’est Mons qui porte le titre de capitale culturelle, tout comme la ville hennuyère a raflé le siège de capitale européenne de la culture en 2015. Le lobbying du Premier ministre a porté ses fruits. Le centre sportif de haut niveau a pareillement filé sous le nez des Liégeois au profit de Louvain-la-Neuve, dans le Brabant wallon cher au ministre des Sports, André Antoine (CDH).  » Mais vous aurez le tram « , leur a-t-on rétorqué ! Trop gourmands, les Liégeois ?

 » On ne peut pas considérer la culture comme un budget qui doit être réparti de manière égalitaire, tranche Fadila Laanan, ministre francophone de la Culture et de l’Audiovisuel (PS). Certes, l’opéra et l’orchestre de Liège sont des institutions très budgétivores, de même que le théâtre à Bruxelles, mais c’est là que ces institutions ont vu le jour. C’est un héritage de l’Histoire. Ce qui est assez frappant, à Liège, c’est que la majorité comme l’opposition soutiennent ensemble les projets culturels, parce que ceux-ci contribuent au développement économique et social de la ville, qu’ils amènent du lien social et du tourisme.  » L’accusation de partialité en faveur de Liège fait bondir le conseiller communal Louis Maraite (MR) qui avait été à l’origine, en 2000, de la reconstitution en tubes du choeur de la cathédrale de Liège, détruite à la Révolution.  » Jalousie ! Nous n’arrêtons pas de prendre des baffes, tonne-t-il. Globalement, je pense que nous n’avons pas notre part. La collégiale Saint-Barthélemy tombe en ruine, nous devons mener tout seuls la réhabilitation du Val-Benoît, la façade du palais de Justice se dégrade, l’armée veut quitter l’hôpital militaire Saint-Laurent… La rénovation de l’opéra et du théâtre sont des opérations de longue haleine, qui ont bénéficié de financements européens et qui ont été obtenus au prix de longues années d’inconfort. Il se fait que, comme la gare des Guillemins, il s’agit de projets qui arrivent à maturité. C’est un faux procès qu’on nous fait. Liège n’est pas favorisée. Mais, c’est vrai, un changement d’image s’est produit, qui donne l’impression que Liège revit.  »

Ambitions principautaires

Lors de la création de la Région wallonne (1980), la Ville de Liège a hérité du titre de capitale économique de la Wallonie et, donc, du siège de ses institutions économiques : la Société wallonne d’investissement de Wallonie (SRIW) et la Sogepa (Société wallonne de gestion et de participations). Des organes pluralistes dirigés par des non-Liégeois. Aujourd’hui, le ministre wallon de l’Economie, Jean-Claude Marcourt (PS), est un Liégeois, et il brigue la ministre-présidence de la Wallonie après les élections de mai 2014. Willy Demeyer, bourgmestre de Liège, n’est pas moins déterminé quand il laisse entendre qu’il se verrait bien ministre fédéral. A 54 ans, presque la dernière chance. Autre poids lourd, le Liégeois Jean-Pascal Labille qui, en un rien de temps, a réussi à faire son trou à Bruxelles, éclipsant son prédécesseur aux Entreprises publiques, le Carolo Paul Magnette. Face à cette montée des ambitions principautaires, les rivalités de bassins refont surface, comme au temps où les sidérurgistes liégeois et carolos se disputaient les hauts-fourneaux. On prête aux Liégeois des réflexes claniques et une volonté de puissance qui inspirent la méfiance. Avec l’acquisition surprise des Editions de l’Avenir, Stéphane Moreau, patron de Tecteo-Voo, a donné du grain à moudre à tous ceux qui craignent de voir les Liégeois squatter les postes clés. Liège se retrouve victime d’un certain ostracisme, dans la même position qu’Anvers en Flandre, longtemps son alliée industrielle et économique. Les Liégeois comme les Anversois sont perçus comme volontiers autosuffisants, imbus de leur riche passé, repliés sur eux-mêmes. Mais, politiquement, Anvers et Liège ont perdu de leur influence, la première au profit de Gand, la seconde en faveur de Mons, Bruxelles faisant la course en tête.

Minorisation des élus

Laurette Onkelinx (PS) et Didier Reynders (MR), deux poids lourds du gouvernement fédéral sont, certes, d’anciens principautaires, mais ils n’ont pas réussi à se faire accepter du milieu liégeois. Laurette : trop jeune, trop femme, trop professionnelle, face aux baronnets satisfaits de son parti. Didier Reynders, par manque de convivialité à l’égard de certains de ses colistiers. Quant à la nomination de Jean-Pascal Labille, c’est un rattrapage qui ne doit rien à la fédération liégeoise du PS mais tout à la volonté d’Elio Di Rupo. A cette exception près, le désavantage des socialistes liégeois au bénéfice des hennuyers est flagrant. Ceux-ci comptent le Premier ministre, le ministre-président de la Région wallonne et de la Fédération Wallonie-Bruxelles (Rudy Demotte), le président ff du parti (Paul Magnette, venant après la série des Hennuyers, Busquin et Spitaels, juste interrompue par l’intérim du Liégeois Thierry Giet), plus un ministre wallon (Paul Furlan). Dernier épisode qui a fait mal aux Rouges ardents : leur ancienne vice-présidente, Christie Morreale, a dû attendre huit mois pour retrouver un siège de députée au parlement wallon (en remplacement de Maggy Yerna, démissionnaire), parce que Paul Magnette, devenant président ff du PS, tenait à récupérer son siège de sénateur. Christie Morreale était sa suppléante. Pour la base socialiste liégeoise, la minorisation de ses élus est une vraie frustration. Et pour les ténors liégeois du PS, un rappel de leur propre faiblesse.

Du côté des autres formations politiques, la situation n’est guère plus enviable. Au niveau fédéral, le secrétaire d’Etat Melchior Wathelet (CDH) est originaire de Verviers, province de Liège. En Wallonie, Marie-Martine Schyns (Herve, arrondissement de Verviers) a remplacé la populaire Marie-Dominique Simonet (Esneux, arrondissement de Liège). Les libéraux liégeois ont perdu Didier Reynders. On est très loin des années où André Cools, Jean Gol, Jean-Pierre Grafé ou Melchior Wathelet Sr s’étaient rendus incontournables sur tous les tableaux, local et national.

La faiblesse de la représentation politique des principautaires est préoccupante pour les Liégeois mais aussi pour les autres Wallons. Dans la perspective d’une Wallonie gérant de plus en plus de compétences, Liège représente une force qui, ces dernières années, a rarement été prise en défaut de loyauté, de l’avis de beaucoup d’observateurs. Le trio formé par Jean-Claude Marcourt, Jean-Pascal Labille et Thierry Bodson (Interrégionale wallonne de la FGTB) est d’abord régionaliste et sans ambiguïté. Cependant, Jean-Pascal Labille, par sa présence tentaculaire dans de très nombreux conseils d’administration publics (mandats dont il s’est défait en partie en devenant ministre), alimente beaucoup de soupçons d’entrisme liégeois.

La rumeur est partie de Charleroi, en juin 2012, à la faveur de la réorganisation des mutualités socialistes, menée sous sa houlette, alors qu’il dirigeait encore l’Union nationale des mutualités socialistes (UNMS). Cette réorganisation a réduit l’autonomie des mutualités affiliées à l’UNMS et a imposé la marque Solidaris. Les mutuellistes luxembourgeois, toujours en litige avec l’UNMS devant les tribunaux, mais également certains hommes politiques du Centre et de Charleroi, n’ont pas accepté cette férule imposée, non de Liège, mais de Bruxelles. Du moins, ceux qui ont perdu la bataille car le nouveau modèle mutuelliste, plus centralisé, avait aussi ses supporters dans le Hainaut. N’empêche : l’opération de remembrement des mutualités socialistes a été attribuée à un réseau liégeois mal intentionné, fort de ses relais au cabinet Marcourt.

Son expérience professionnelle passée et sa présence dans les conseils d’administration du CHU de Liège et du CHR de la Citadelle, donnent au même Jean-Pascal Labille le profil d’un futur ministre wallon de la Santé.  » Quelqu’un qui ne contrôlerait pas tous les circuits de la santé et le pilier socialiste se ferait bouffer tout cru à ce poste… Mais il ne faut pas le prendre pour un Liégeois : c’est un homme à Elio, relève un observateur liégeois avisé. Logiquement, les nouvelles institutions découlant de la régionalisation partielle de l’Emploi et de la Sécurité sociale (allocations familiales, maisons de retraite…) s’installeront à Charleroi, capitale sociale de la Wallonie et déjà le siège du Forem.  »

Liège métropole

La méfiance qui se manifeste de nouveau à l’égard de l’ancienne Principauté a des conséquences dommageables pour celle-ci. Même si le sujet a du mal à percoler vers le grand public, la  » supracommunalité « , autrement dit la création de  » communautés urbaines « , plus larges que les communes initiales, est l’une des clés de l’avenir wallon. Le ministre des Pouvoirs locaux, Paul Furlan (PS), y fait souvent allusion. Mais rien n’avance.  » La supracommunalité ne verra jamais le jour, décode un homme politique liégeois. Les autres villes ont trop peur que Liège prenne le leadership en tant que métropole.  » Liège est, en effet, la seule ville wallonne qui réunit presque tous les critères – dont l’existence d’un coeur historique qui rayonne au loin – lui permettant d’obtenir ce label européen de métropole, dont pourraient découler beaucoup d’aides financières. Ce n’est pas le seul avantage : pour accéder au statut de Région d’Europe aux normes européennes, la Wallonie doit disposer d’une métropole. Sinon Liège, quelle ville ?

Pour les décideurs liégeois, il faut absolument que la taille de Liège augmente, pour coïncider avec les limites de son aire d’influence réelle et obtenir le statut de métropole. En réalité, toutes les villes wallonnes ont besoin de trouver leur bonne  » échelle « , appelée aussi  » bassin de vie « . C’est une nécessité de bonne gestion et de partage des ressources. Le cas de Liège est assez simple. Son aire d’influence correspond assez bien avec celle de la Province de Liège. Professeur de géographie économique (ULg), Guénaël Devillet a étudié les positionnements respectifs des arrondissements de Liège, Verviers et Huy-Waremme à la demande du GRE (Groupement de redéploiement économique) du Pays de Liège.  » En analysant toutes les interactions, on s’est aperçu que la province de Liège était l’échelle territoriale de la métropole. Huy-Waremme et Verviers constituent des sous-bassins, polarisés néanmoins par Liège. Dans le cas de Verviers, sa proximité avec la Communauté germanophone, qui fait partie de la province de Liège, donne une ouverture très riche sur l’Allemagne.  » En outre, même si la province de Liège n’est qu’un lointain souvenir territorial de la Principauté, elle représente toujours le lien avec ce passé prestigieux. Il en découle, malgré les rebondissements de la vie politique (voir la saga Tecteo), une vraie loyauté liégeoise au sens large. D’autres institutions historiques, comme l’université ou l’opéra, jouent le même rôle de creuset social, où les élites se rencontrent et entretiennent des liens amicaux avec les régions voisines : Limbourg belge, Maastricht (Pays-Bas), Aix-la-Chapelle (Allemagne).

S’il fallait construire la supracommunalité au départ de la province – le modèle adéquat pour Liège -, des problèmes se poseraient ailleurs. Le Hainaut est la province wallonne la plus peuplée, mais elle comprend au moins trois bassins de vie : le Hainaut oriental avec Charleroi, Mons-Borinage et le Hainaut occidental ou Wallonie picarde, sans compter la région du Centre. Si le centre de gravité socio-économique de la province est à Charleroi, le centre de gravité politique, lui, est à Mons. La ministre de la Justice, Annemie Turtelboom (Open VLD), s’en est bien aperçue, lorsqu’elle a voulu fusionner les arrondissements judiciaires à l’échelle provinciale. Elle a dû conserver deux procureurs du roi pour le Hainaut : l’un à Charleroi, l’autre à Mons. Voilà pourquoi la communauté urbaine peine à se mettre en place… Malgré tous ses atouts, Liège souffre, elle, de son caractère excentré par rapport au vrai lieu de pouvoir : Bruxelles. Le solo liégeois n’est donc pas possible, même si la cohésion du choeur force l’admiration et, parfois, l’envie.

Par Marie-Cécile Royen

 » Face à la montée des ambitions principautaires, les rivalités de bassins refont surface  »

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