Les  » Grands Maîtres  » d’Europe en caucus exceptionnel à Bruxelles

Le Petit Poucet de la franc-maçonnerie régulière belge accueille les obédiences géantes pour une grande première européenne. Du jamais-vu. Et du paradoxal, dans un pays où, à l’inverse du reste du monde, ces maçons-là sont très minoritaires. Explications.

Le monde maçonnique se scinde en deux tendances princi- pales dont l’une, dite  » régulière « , organise ces 30 juin et 1er juillet en Belgique un événement exceptionnel : une  » Conférence des Grands Maîtres  » d’Europe (à comprendre au sens très large, avec 34 Grandes Loges représentées en provenance de 32 Etats, jusqu’à l’Ukraine, Israël et la Turquie). Or c’est une grande première, car cette maçonnerie, également dite  » de tradition « , ne s’était jamais concertée au plan européen, malgré ses presque trois siècles d’existence ! Et, après avoir finalement décidé de mettre sur pied une telle réunion globale tous les dix-huit mois, elle a choisi Bruxelles, où ses représentants seront accueillis par la  » Grande Loge régulière de Belgique  » (GLRB), comme premier hôte.

Le menu sera copieux. Il s’agit de rassembler des maçons connaissant les mêmes défis et problèmes, mais aussi de comparer les réalités qu’ils vivent dans des cultures bien différentes, et encore de se concerter sur les évolutions qui transforment le monde ou l’arrivée de puissants nouveaux médias. Diversité, sensibilités sociales neuves seront aussi sur la table. Sans oublier le  » comment  » chaque Grande Loge régulière vit sa maçonnerie. En pratique, cela pourrait de plus aboutir à la création d’espaces de rencontre et de systèmes d’échange d’informations. Un dialogue fructueux et passionnant, sans traducteur.  » Le socle, pour les orateurs, sera l’anglais, avec l’allemand en aide pour les pays de l’Est et le français pour le Sud « , explique Alexandre Cleven, ancien Grand Maître de la GLRB et animateur de la réunion.

Pourquoi Bruxelles ?

L’événement est d’autant plus interpellant qu’il ne s’est pas produit avant ! Alors que ces réunions internationales sont courantes sur les autres continents, leur absence en Europe était d’autant plus étrange que c’est bien à Londres que la maçonnerie a vu le jour en 1717. Mais pourquoi avoir choisi Bruxelles ? Avec l’Hexagone, la Belgique est en effet le fer de lance d’une autre maçonnerie, dite adogmatique ( » Grand Orient « ,  » Droit Humain « ,  » Grande Loge de Belgique « ,  » Grande Loge féminine de Belgique « ). Et ces deux tendances, régulière et adogmatique, sont quelque peu opposées… De plus, en Belgique, les réguliers sont très minoritaires : 1 660 maçons contre quelque 22 000  » frères  » et  » s£urs  » adogmatiques.

Un cas particulier par rapport au reste du globe, où la proportion est inversée : les réguliers occupent 95 % de l’espace maçonnique, avec près de 3,5 millions de membres. Mais pourquoi  » réguliers  » ? Pour le comprendre, il faut remonter au XVIIIe siècle qui a vu la création de la première obédience (la  » Grande Loge de Londres et d’York « ), ainsi que plusieurs autres, mais sur la base de textes fondateurs quelque peu changeants qui ont engendré deux courants de pensée. Dont l’un, celui des  » adogmatiques  » (qui se sont largement imposés dans nos contrées), admet l’athéisme. L’autre, celui des  » réguliers « , a pour sa part gagné l’ensemble du monde anglo-saxon, avant de s’étendre encore en véhiculant d’incontournables principes (des  » landmarks « ). Le premier d’entre eux impose la croyance en un Etre suprême, non autrement défini mais nommé  » Grand architecte de l’Univers  » ( » Gadlu « ). Un livre sacré doit d’ailleurs être présent au cours des travaux en loge. Le deuxième landmark réside en la masculinité imposée dans les loges. Un troisième interdit toute discussion religieuse ou politique lors des travaux rituels.

Le cas belge

Et c’est dans ce contexte que la vie maçonnique belge a développé ses particularités. La plus ancienne et la plus présente des obédiences, le  » Grand Orient de Belgique  » (GOB), a évolué avec le temps. En admettant, voire en favorisant les discussions consacrées à l’ensemble de la vie de la société, politique comprise. De surcroît, la condamnation de la maçonnerie par l’Eglise vit les obédiences latines, dont le GOB, s’impliquer dans le conflit entre catholiques et laïques, souvent en faveur de ces derniers. D’où une réforme profonde du GOB dans la seconde moitié du XIXe siècle, avec l’adoption de principes incompatibles avec les  » landmarks  » :  » planches  » politiques, suppression de la référence à l’Etre suprême et de la Bible en loge, ouverture d’une maçonnerie mixte, etc.

Plus tard, toutefois, certains maçons du GOB ont souhaité recouvrer la reconnaissance des réguliers. En 1959, ils ont en conséquence essaimé en fondant la  » Grande Loge de Belgique « . Mais cette GLB, ne respectant pas elle-même tous les landmarks, fut à son tour déclarée irrégulière. Un nouvel essaimage voyait naître en 1979 la GLRB qui, bénéficiant depuis lors de la reconnaissance de la maçonnerie  » de tradition « , reçoit donc ses Grands Maîtres d’Europe à Bruxelles, le fief des adogmatiques.

 » Si la maçonnerie est un outil merveilleux pour la spiritualité, avec un patrimoine extraordinaire, celui-ci est peut-être moins riche du côté non régulier, car on y a réduit  » les landmarks « , mais également liquidé un certain nombre de symboles et dépouillé le rituel. Alors que nous, nous le suivons à la virgule près. Et nous continuerons. En croissant encore, je pense, alors que, pour parler du Grand Orient, il me semble qu’il a fait le plein du segment sociologique sur lequel il s’appuie, vu son implantation si ancienne « , explique Alexandre Cleven.

Jeter des ponts

Il n’empêche, un dégel semble poindre entre les deux tendances. Le Grand Maître du GOB, Jef Asselbergh, indiquait ainsi dans Le Vif/L’Express du 29 avril dernier vouloir  » jeter des ponts après cinquante ans de schisme  » (en référence à 1959). Qu’en dit-on chez les réguliers ? Eli Peeters, Grand Maître de la GLRB :  » Nous avons des valeurs et des principes communs, mais il y a des différences. J’ai déjà dit ceci en interne : « Le respect envers celui qui pense autrement, envers celui qui suit d’autres voies, ne signifie rien de moins mais rien de plus que la reconnaissance du droit des autres à un espace propre et à une intimité inviolable. » Quant aux ponts à jeter, je pense que mon prédécesseur et moi-même avons déjà donné l’exemple, comme notre participation au musée belge de la Maçonnerie à Bruxelles.  » Où adogmatiques et réguliers cohabitent.

Alexandre Cleven abonde :  » Il peut y avoir des contacts. Les réguliers ne sont pas des « calotins ». De surcroît, la GLRB ne porte aucun jugement et ne se définit pas par rapport aux autres, avec lesquels nous avons des valeurs communes, comme l’humanisme, l’intégrité ou la bienfaisance. La place existe donc pour un espace intellectuel de rencontre.  » Pourtant, il pose aussi des limites :  » Nos « landmarks » différents empêchent tout travail commun, côté rituel. Et, à la GLRB, nous ne négocierons jamais notre identité, par rapport à notre travail initiatique.  » Enfin, Eli Peeters estime que la notion de dogmatisme que l’on prête souvent à son obédience n’est pas fondée :  » C’est un abus de langage. Réguliers ou non, nous partons de principes communs, comme la perfectibilité de l’homme et de la société. Simplement, de notre côté, nous ajoutons le principe qu’il existe quelque chose qui dépasse l’individu, une présence qui se situe derrière l’horizon et qui nous appelle. Et que l’existence de ce quelque chose est la condition de notre propre dépassement. « 

ROLAND PLANCHAR

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