Les galériens de l’autoroute

L’auditorat du travail de Liège demande le renvoi en correctionnelle d’une bande organisée qui exploitait des chauffeurs routiers étrangers et spoliait la sécurité sociale belge.

« Vous connaissez un donneur d’ordre qui serait assez chauvin pour accepter de payer plus cher les services d’une société de transport pour qu’elle engage des chauffeurs belges ?  » s’interroge Philippe Degraef, directeur de la Febetra, la fédération patronale des transporteurs du pays. Il suffit d’observer les plaques d’immatriculation de certains poids lourds : sur nos autoroutes, la réponse est visible à l’oeil nu. La partie avant, dite le tracteur, est roumaine, polonaise, bulgare, tchèque ou slovaque. La remorque, immatriculée en Belgique, France, Allemagne, Luxembourg ou Pays-Bas, porte le nom d’une compagnie de transport ayant pignon sur rue. De celles qui alignent, sur leurs immenses parkings sécurisés, des dizaines et des dizaines de bahuts impeccablement revêtus de la même livrée. Bienvenue dans l’univers libéralisé du transport international longue distance…

En poste à Battice (Herve), Raymond Lausberg, inspecteur de la police des autoroutes (PJF), a constaté l’évolution :  » Environ 7 000 poids lourds circulent tous les jours sur l’autoroute E40 entre Aix-la-Chapelle et Liège, dont 42 % de camions étrangers, détaille-t-il. En 2011 et 2012, les pays de l’Est ont augmenté leur part de marché de 8 % (26 %), au détriment du Benelux, de l’Allemagne et de la France.  »

Vingt prévenus et 550 000 euros perdus par l’Etat

Ce 18 mars, l’auditorat du travail de Liège demandera le renvoi en correctionnelle de vingt prévenus (personnes physiques et sociétés) qui, selon le réquisitoire, ont trempé dans l’exploitation de routiers et la fraude sociale organisée. Les préventions sont multiples : traite des êtres humains (dont trois chauffeurs étrangers ont été victimes), faux de droit commun, faux de droit social, occupation de main-d’oeuvre sans permis de travail, absence de déclaration Dimona (entrée et sortie de service d’un travailleur), non-déclaration de prestations à la sécurité sociale, fraude aux prestations sociales (un chômeur belge engagé par une société bidon, d’autres déclarés sous contrat Activa). Le tout formant, selon le ministère public, une organisation criminelle. Deux Turcs de Verviers, Mustafa Kulak et Yavuz Aksel, sont soupçonnés d’en avoir été les dirigeants. Cette constellation criminelle impliquait des sociétés de droit belge, bulgare et slovaque.

L’enquête a démarré à la PJF de Liège, à l’été 2011, grâce au témoignage d’un chauffeur étranger qui a balancé ses patrons. Huit mandats d’arrêt ont été délivrés au fil de l’enquête.  » Dans un dossier de fraude sociale, on a rarement autant d’arrestations « , commente un membre du parquet. Au plus fort de son activité, la bande Kulak faisait rouler 40 camions. Le  » patron  » visitait ses troupes avec une camionnette Mercedes aménagée en bureau. L’argent passait dans des enveloppes : 500 euros par semaine et par personne, 150 euros si le chauffeur était  » stagiaire « , c’est-à-dire en situation irrégulière sur le territoire. Le prix facturé à la compagnie de transport qui avait recours à la SA Kulak correspondait globalement au prix du marché, la différence étant empochée par les organisateurs du trafic, qui pouvaient ainsi investir dans leur flotte et les assurances. Une activité juteuse, semble-t-il. Environ 600 000 euros ont été saisis par la justice. Quant à l’Etat belge, il a perdu 550 000 euros sous la forme de prestations sociales indûment versées ou de cotisations non perçues.

Les grands joueurs fixent les prix

Comment les transporteurs qui étaient en contact professionnel avec le système Kulak ont-ils pu ne s’apercevoir de rien ? Simplement parce que les prix étaient intéressants ? A ce jour, l’enquête n’a pas découvert d’éléments de corruption. L’Union professionnelle du transport par route (UPTR) s’est néanmoins constituée partie civile.  » Pour ce que nous en savons, il s’agit de faits totalement inacceptables, tranche Michael Reul, secrétaire général de l’UPTR. Le dumping social n’est pas pénalement répréhensible, la traite des êtres humains, oui. Mais la responsabilité finale revient au donneur d’ordre ou expéditeur, en ce qu’il impose aux sociétés de transport des prix abusivement bas. Le transport international a été totalement libéralisé. Ce sont les grands joueurs qui fixent les prix au plus bas possible et qui organisent la sous-traitance. Les trois quarts du marché belge sont constitués de PME qui n’ont même pas sept camions. Si les charges sociales étaient diminuées de 500 euros par mois et par personne, on commencerait à réembaucher des chauffeurs belges.  »

Le dossier Kulak est l’un des effets extrêmes de la concurrence féroce que subissent les routiers belges. Les chauffeurs de l’Est touchent des salaires bien inférieurs à ceux pratiqués en Belgique (de 300 à 500 euros par mois). Ces cinq dernières années, c’est l’équivalent de 4 000 emplois plein temps qui ont disparu, grignotés par la concurrence internationale et la réorganisation du secteur.  » 2008 est une date symbolique, décode Michael Reul. C’est l’année de la crise et de l’ouverture de l’Union européenne aux pays d’Europe orientale.  » Les grandes entreprises de transport ont créé des filiales dans les pays de l’ancien bloc soviétique et embauché des chauffeurs à bas coût, en toute légalité, même si, dans certains cas, la filiale s’avère n’être qu’une simple boîte aux lettres. Ces mêmes sociétés, en faisant appel à des sous-traitants douteux, exposent le secteur : papiers truqués, exploitation de main-d’oeuvre, véhicules en défaut de contrôle technique, temps de repos non respectés, etc. Comme dans la construction, cette cascade de sous-traitants et de sociétés écrans plonge dans l’économie souterraine, voire la criminalité organisée. En tandem avec l’Inspection sociale, les auditorats du travail ne chôment pas. Une quarantaine de dossiers sont actuellement sous enquête.

Siège de nombreuses sociétés de transport, la province de Liège est en pointe dans la lutte contre les trafiquants d’êtres humains. En effet, les aires de repos de l’autoroute E40 sont régulièrement squattées par des routiers venus des confins de l’Union européenne. Ils y passent la nuit, parfois, le week-end, au mépris des réglementations européennes, de l’hygiène et du bien-être, avec plaintes du voisinage à la clé. L’inspecteur Raymond Lausberg est devenu le trait d’union entre les  » esclaves du bitume  » et les autorités, entre les polices belges et allemandes.  » Plus je contrôle, plus je crains de perdre le dernier chauffeur belge, témoigne-t-il. Le pire que j’ai connu est un chauffeur bulgare qui est resté cinq mois dans l’habitacle de son camion, traité pire que du bétail. Certains véhicules ne rentrent même plus au pays pour faire des contrôles techniques. Les chauffeurs arrivent en avion et sont relevés toutes les trois semaines.  »

Par Marie-Cécile Royen

 » Le pire que j’ai connu : un chauffeur bulgare resté cinq mois dans l’habitacle de son camion  »

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