Les flics en blanc

La criminalistique s’est considérablement développée dans les pays européens. La Belgique, elle, est loin d’être à la pointe, essentiellement pour des raisons budgétaires. Etat des lieux et perspectives

Mais que fait la police scientifique ?  » Dans près de trois opérations sur quatre, nous intervenons pour de  »petites » infractions, comme des vols de voiture ou des cambriolages « , explique le commissaire Lorenzo Campanella, chef de la police technique et scientifique de Charleroi. Or – influence inévitable des feuilletons télévisés mettant en scène ce genre de flics très à la mode – c’est plutôt exclusivement sur des lieux de crimes sanglants qu’on imagine voir débarquer les experts en combinaison blanche, avec leur mallette d’outils de prélèvement et un masque hygiénique sur la bouche.

 » Le fait que nous  »descendions » aussi pour des délits dits légers est crucial, car cela nous permet de suivre, depuis le début, une criminalité qui évolue parfois vers une délinquance beaucoup plus lourde, continue Campanella. Rien qu’à Charleroi, nous fichons entre 700 et 800 suspects, chaque année. Notre boulot n’a finalement rien de spectaculaire, même lorsque nous sommes appelés pour un meurtre. La recherche de traces est plutôt un travail de bénédictin, méticuleux, systématique.  »

Malgré tout, la police scientifique intrigue. Car, derrière ses méthodes monacales, elle engrange de plus en plus de succès, permettant d’élucider un nombre croissant d’affaires judiciaires. Les techniques qu’elle utilise se perfectionnent au gré des découvertes technologiques. Significatif : la criminalité organisée s’intéresse de près aux publications spécialisées de cette branche policière.  » La police sera scientifique ou ne sera pas « , s’est écrié, en grand devin, le commissaire Navarro, dans un récent épisode du feuilleton du même nom. Il ne croyait pas si bien dire, le beau Roger (Hanin)… Aujourd’hui, les hommes des laboratoires de police sont sur tous les coups : 40 000 interventions rien que pour l’année 2003. A cela il faut évidemment ajouter le travail d’analyse des experts de l’Institut national de criminalistique et de criminologie (INCC) et des experts indépendants. Mais qui sont ces discrets techniciens du crime ? Qui se cache derrière les microscopes et les masques hygiéniques blancs ? Dans quelles conditions travaillent-ils ?

Prélèvement. La police fédérale compte 27 laboratoires techniques et scientifiques (un par arrondissement), totalisant près de 200 agents opérationnels. Ce sont eux qui, en première ligne, prélèvent les traces sur les scènes de crime. S’il ne faut pas d’énormes qualifications pour faire ce boulot, ces agents étaient tout de même recrutés, jusqu’ici, en fonction de leurs diplômes scientifiques (chimie, physique, photographie, etc.). Depuis un an, une formation spécifique est donnée à l’Ecole nationale de recherche, à Forest, à l’instar de celle qui était dispensée au sein de l’ex-police judiciaire. De toute façon, l’essentiel de l’apprentissage se fait sur le terrain.

 » Etre confronté aux crimes violents est parfois dur, témoigne le commissaire Campanella. On a beau être blasés, certains cadavres sont vraiment très moches à voir. Il faut savoir rester froid. Et ferme aussi. Car les collègues  »polluent » souvent la scène du crime et détruisent des traces qui auraient pu s’avérer cruciales. Il est fréquent qu’on doive hausser le ton…  » La préservation des lieux est un réel problème qui préoccupe aussi Valère De Cloet, le patron fédéral des services de police technique et scientifique.  » Il y a encore des réflexes qui ne sont pas acquis, déplore-t-il. Pourtant, les policiers sont suffisamment informés, tant par le parquet général que par le ministère de la Justice et aussi dans les académies de police. Je crois qu’il s’agit surtout d’une question de mentalité.  » Un cadavre attire toujours les curieux, y compris au sein de la police. Il y a généralement trop de monde – dont beaucoup de  » touristes  » – qui tourne autour d’une scène de crime. Cela dit, la zone d’exclusion judiciaire, prévue dans le cadre des prélèvements ADN, n’est définie nulle part dans la législation !

Si la police technique et scientifique est de plus en plus sollicitée dans les enquêtes judiciaires, le Sypol, le syndicat de la police, prédit, depuis 2001, la faillite des 27 laboratoires. Manque de moyens, de matériel, investissements inutiles, fuite du personnel… Le tableau dressé par le Sypol est sombre. En effet, 200 agents – sur les 38 000 policiers que compte la Belgique – pour 40 000 interventions par an, c’est fort peu.  » A Charleroi, nous sommes 14. Or, pour être vraiment efficace, il faudrait doubler nos effectifs « , confirme Lorenzo Campanella. Conséquence : dans certains arrondissements, les labos n’interviennent que dans 15 à 20 % des affaires de vols… Valère De Cloet est conscient de l’enjeu :  » Certains services ne fonctionnent qu’avec trois hommes ! avoue-t-il. Mais il y a un réel espoir de pouvoir bientôt élargir les équipes. Nous y travaillons activement avec la ministre Laurette Onkelinx. Un audit a, par ailleurs, été réalisé par le ministère de l’Intérieur.  » Lors du super-Conseil des ministres consacré à la justice et la police, les 30 et 31 mars, le gouvernement a promis l’engagement de près de 120 agents supplémentaires pour les 27 équipes d’arrondissement. Il est aussi prévu de créer une équipe spécialisée qui pourra intervenir sur l’ensemble du territoire dans le cadre d’affaires criminelles complexes, nécessitant des techniques de prélèvement sophistiquées. Au sein des labos, on ne croira que ce qu’on verra…

Analyse. Le stade suivant de l’enquête judiciaire scientifique est l’analyse des traces. En fonction du type de traces, celle-ci est confiée soit à des services spécialisés de la police fédérale, soit à des experts privés ou à l’INCC, qui dépend du ministère de la Justice.

Les traces d’effraction, de chaussures, de pneus et d’oreille sont prélevées et analysées par les labos de police eux-mêmes. D’ailleurs, la police fédérale est actuellement en train de mettre au point une banque de données centrale qui permettra bientôt de comparer toutes ces traces, récoltées dans les différents arrondissements judiciaires. Les empreintes digitales, elles, sont gérées par le Service d’identification judiciaire qui bénéficie de la banque de données dactylographique nationale. La police fédérale comprend, enfin, un labo d’analyse de matériels audio et vidéo et un service de portrait-robot, dont les cinq dessinateurs se déplacent dans tout le pays et qui inclut le nouveau service de reconstruction faciale.

Les traces qui sont confiées, par le juge d’instruction, à l’INCC ou à des experts privés requièrent des analyses plus sophistiquées. Outre la gestion de banques de données nationales (ADN et balistique : lire les encadrés p. 40 et 41), l’Institut de criminalistique effectue des expertises dont il a, parfois, la spécialité exclusive : génétique, balistique, cheveux, fibres, toxicologie, entomologie, incendie, traces de peinture et analyse de drogues dissimulées dans des matrices complexes telles que les aliments, les fibres, le plastique, etc. Le seul domaine dans lequel l’INCC n’intervient pas, en dehors des compétences de la police fédérale, est la médecine légale.

Bien qu’officiellement créé en 1971, l’INCC est une jeune institution. Les premières expertises dans ses laboratoires datent de… 1993. Jusqu’alors, c’étaient les experts indépendants et les labos de l’ex-police judiciaire qui réalisaient les analyses. La mise en route a donc été ardue, essentiellement pour des raisons de financement. Pourtant, dans les années 1970, la Belgique était déjà l’un des rares pays européens à ne pas encore disposer d’un institut de criminalistique. Même l’Espagne et le Portugal en avaient un !

Cet historique explique en grande partie le contexte actuel de l’expertise judiciaire en Belgique. A savoir : la cohabitation parfois incommode entre un institut public et la bonne cinquantaine d’experts privés qui officient pour la justice pénale (même si l’INCC collabore très efficacement avec certains de ces experts indépendants, notamment en génétique et en médecine légale). La situation belge est, pour le moins, originale. Aux Pays-Bas, par exemple, les expertises sont confiées exclusivement au Nationaal forensisch instituut (NFI), à quelques exceptions près, comme les contre-expertises en matière d’ADN.  » La différence entre un service public comme le nôtre et les experts privés, qui se regroupent de plus en plus en sociétés anonymes, est que nous ne travaillons pas avec un esprit de rentabilité, avance Anne Leriche, directrice de l’INCC. Même les universités qui offrent des services d’expertise se doivent d’être rentables. Or l’activité de police scientifique ne peut être commerciale, au risque de ne pouvoir réserver toute l’énergie requise à des expertises lourdes et délicates qui peuvent prendre du temps.  »

De longs délais, c’est justement ce qu’on reproche parfois à l’INCC…  » Cela dépend de la charge de travail, de la qualité des échantillons et du degré d’urgence du dossier, se défend Anne Leriche. Lors du terrible accident d’autocar à Hensies, le 19 décembre 2003, nous avons dû identifier deux victimes allemandes qui ne pouvaient l’être par les techniques classiques de médecine légale. Il est clair que c’était un dossier prioritaire, ne fût-ce que pour les familles. Une des victimes a été identifiée en quarante-huit heures, l’autre en trois jours, et cela pendant la période de Noël. En dehors des urgences, nous considérons que tous les dossiers sont importants. Un vol de voiture peut paraître beaucoup plus banal qu’un meurtre. Mais si la voiture volée est ensuite utilisée dans un hold-up sanglant ? »

Quoi qu’il en soit, un institut de criminalistique unique pour la quasi-totalité des expertises demandées par la justice pénale, ce serait l’idéal.  » Cela permettrait d’harmoniser les méthodes de travail et de professionnaliser davantage la criminalistique « , argue Christian De Valkeneer, ancien juge d’instruction, conseiller à la cour d’appel de Bruxelles. Même du côté des experts privés, on reconnaît le bien-fondé de l’idée :  » Pourquoi pas ? réagit Stéphane Borsen, secrétaire général de la Fédération belge des experts (Febex). De toute façon, la quantité de travail resterait la même. Les experts privés sérieux pourraient intégrer le public.  » Ils seraient aussi mieux payés et, surtout, rétribués régulièrement. Car les barèmes des experts indépendants, au niveau de la justice pénale, sont dérisoires et les retards de paiement, scandaleux. Sans vouloir généraliser, cette misère explique qu’on ne retrouve pas toujours la crème des scientifiques dans les cabinets privés. Actuellement, en Belgique, n’importe qui peut se déclarer expert. La profession exerce son activité sans le moindre contrôle. Ce n’est que depuis peu que deux universités flamandes (rien du côté francophone, pour l’instant) délivrent un diplôme d’expert, après un programme de 120 heures de cours. De son côté, la Febex est en train de mettre sur pied une agréation professionnelle.

Un institut unique ?

Un service public unique, est-ce envisageable en Belgique ? Il y a, en tout cas, encore du chemin à parcourir. Dans un pays de 10,4 millions d’habitants, le budget de l’INCC est de 7 millions d’euros et son personnel compte 115 employés. Pour 15,6 millions d’habitants aux Pays-Bas, le NFI dispose d’un budget de 28 millions d’euros et d’un effectif de 350 personnes. Comparaison n’est sans doute pas raison. Et, malgré tout, l’INCC est une machine qui fonctionne relativement bien, au jour le jour. En outre, la ministre de la Justice Laurette Onkelinx (PS), qui a augmenté ses moyens cette année, semble beaucoup mieux disposée à son égard que son prédécesseur Marc Verwilghen (VLD) qui, au début de la précédente législature, avait même envisagé de supprimer les missions d’expertise de l’institut public.  » Mais, si nous ne pouvons pas nous plaindre au quotidien, nous regrettons néanmoins qu’il n’y ait pas de vision politique d’avenir pour l’INCC, regrette Anne Leriche, qui a rédigé, en 2002, un plan stratégique décennal à l’intention des responsables gouvernementaux. D’autant que nous faisons aussi de la recherche et assurons la formation de magistrats et de policiers.  »

Le budget des banques de données est, lui, davantage interpellant encore. Autre comparaison édifiante : le budget de la banque de données ADN du Forensic Science Service en Grande-Bretagne est 45 fois plus élevé que celui de la banque de données de l’INCC, pour une population seulement 6 fois plus nombreuse. Si on ajoute à ce constat celui de la lourde mise en application de la législation ADN tant au niveau des instances judiciaires que de l’INCC, il n’est guère étonnant que la Belgique fasse partie du peloton de queue en matière de  » génétique judiciaire « . Aujourd’hui, dans 10 % des cas, un dossier introduit dans la banque de données ADN permet de relever des corrélations avec d’autres faits délictueux, ce qui, sur le plan de l’enquête judiciaire, constitue un progrès spectaculaire. Les 90 % de comparaisons qui n’aboutissent pas doivent tout de même faire l’objet de rapports et de facturations en 3 exemplaires pour l’administration de la justice. On pourrait s’épargner là pas mal de boulot administratif… Th.D.

Th.D.

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