Les fantômes de Rosarno

Retour dans cette petite ville de Calabre, où les habitants ont mené une chasse à l’homme, en janvier, contre des ouvriers agricoles africains. Un coup de la Mafia, qui tient la cité ? Pas si simple. Ici se concentrent les maux d’une terre désertée par l’Etat.

de notre envoyée spéciale

Tout en haut du chemin de boue, à l’écart de la ville et des hommes, les voici, figés dans la nuit, misérables et timides devant une baraque en ruine. Ils ont échappé aux chasseurs de nègres. Personne ne doit savoir qu’ils sont là, pataugeant en tongs dans la terre, à l’abri sous une tôle, agglutinés autour d’un brasier à l’agonie. Ce soir, il pleut de la neige fondue sur la plaine calabraise. La quinzaine d’Africains de Rosarno attend un sommeil qui ne viendra pas. Demain, comme tous les jours depuis l’automne, ils se lèveront avant le soleil, pour aller secouer les orangers et s’épuiser le corps. Le reste du temps, ils ne bougent pas d’ici.  » Si des jeunes déboulent, depuis ce qui s’est passé, on ne sait pas ce qui peut arriver, explique Laas, le regard égaré, dans un français impeccable du Sénégal. Ils peuvent nous buter, comme ça.  » Avec deux doigts, il forme le canon d’un revolver. Laas parle tout bas. Autour, pourtant, il n’y a que le silence. Et le brutal souvenir de la chasse à l’homme qui, les 8 et 9 janvier, a ravagé ce coin de terre au bout de la Calabre et de l’Italie. Une traque à coups de chevrotines et de pioches, qui a obligé les autorités à vider Rosarno de ses immigrés. Pour éviter un massacre.

Le monde entier a écarquillé les yeux, le président de la République italienne, Napolitano, a parlé d' » alarme raciste « , le pape a rappelé qu' » un immigré est un être humain à respecter « . Et Berlusconi n’a pas dit un mot. Du jamais-vu, cette hystérie anti-Noirs au c£ur de l’Europe. Bien plus complexe, pourtant, qu’une poussée de fièvre xénophobeà Les 2 000 saisonniers qui, chaque année, entre novembre et mars, envahissaient la place pour la récolte des agrumes, ont tous fui. Convoyés par l’Etat en bus vers des centres d’accueil, ou partis seuls. Tous, sauf une cinquantaine. Et certains reviennent, peu à peu.  » On ne sait pas où aller « , murmure Laas, dans sa caverne d’ombre. Après deux semaines à Trévise, dans le Nord, il a refait le chemin à l’envers, comme Hassan, le vieux Sénégalais, qui a dormi à la gare de Rome. Sur la nationale 18, qui relie Rosarno à Gioia Tauro, premier port de transit de la Méditerranée, on voit à nouveau les Noirs, marchant entre chien et loup. Le couvercle semble être retombé sur la bonne petite ville de Rosarno, où les forces de l’ordre font le guet aux carrefours.

Rosarno, un bourg sans âme au creux d’une région à la beauté farouche, une cuvette où prospèrent l’ennui et la ‘Ndrangheta, la Mafia du cru, devenue la plus dangereuse d’Europe – 44 milliards d’euros de chiffre d’affaires cette année et un arsenal militaire. Alberto Cisterna, magistrat à la direction nationale antimafia, explicite :  » A Gioia Tauro et à Rosarno, on est dans la vraie Mafia.  » Celle, moderne, vorace et silencieuse, des affaires, des appels d’offres truqués, de la puissance de l’argent.  » Ici, les clans règnent en patrons du territoire, quasi invincibles.  » A Gioia, les Piromalli. A Rosarno, les Bellocco et les Pesce. Quand, dans une conversation interceptée, Umberto Bellocco pilonne :  » Rosarno est à nous, et pour toujours, sinon à personne « , on a saisi. Rosarno, 16 000 habitants, 600 affiliés à la ‘Ndrangheta. Laquelle se substitue à l’Etat défaillant pour rétablir un ordre que beaucoup, ici, estiment bafoué.

On savait, oui. Ces baraques sans chiottes, sans eau, sans lumièreà

D’ailleurs, à Rosarno, ou à Gioia Tauro, il n’y a plus de maire. Le conseil municipal a été dissous, pour infiltration mafieuse. Faute d’édile, c’est le commissaire préfectoral Domenico Bagnato qui gère la ville – jusqu’aux élections, repoussées de six mois. A la commune, depuis son bureau qui n’est pas le sien, le représentant de l’Etat dresse l’amer constat :  » Tout ça était prévisibleà C’était une situation connue de tous, ces immigrés qui se déplacent dans tout le sud de l’Italie, de la Sicile aux Pouilles, au gré des saisons et des récoltes, vivant aux marges dans des conditions inhumaines.  » On savait, oui, ces baraques sans chiottes, sans eau, sans lumière, cette fabrique infernale, à l’entrée de la ville, où Ghanéens, Togolais et autres s’entassaient par centaines. Cette fabrique d’olives édifiée à coups de centaines de milliers d’euros de fonds européens, sans jamais avoir fonctionnéà On savait, aussi, le système des caporali, ces recruteurs liés à la Mafia, qui prélèvent 5 euros sur la paie journalière de 25 euros.

Puis la crise est advenue. Et l’Europe a changé, il y a deux ans, ses critères de subventions, calculées non plus sur la quantité d’oranges récoltées, mais sur la surface du terrain. Des enquêtes ont révélé que des producteurs avaient, avec la complicité de fonctionnaires, gonflé leur productionà  » Aujourd’hui, avec la concurrence du Brésil, les oranges sont payées au producteur 5 centimes le kilo, résume Antonino Calogero, secrétaire du syndicat CGIL à Gioia Tauro. Contre 25 centimes, il y a dix ans, en comptant les aides européennes. Résultat : cela ne vaut plus la peine de récolterà  » Sur la nationale 18, depuis des semaines, on devinait, dans les brumes de l’aube, des centaines d’ombres attendant, en file indienne, le fourgon d’un recruteur. En vain.  » Les Noirs ne travaillaient plus qu’un ou deux jours par semaine, se désole Vincenzo Papasidero, un petit producteur, accablé de voir ses oranges pourrir sur les arbres. Ça les a rendus nerveux.  » L’an dernier, il en payait une trentaine, et autant de Roumains et de Bulgares pour les mandarines. Il ne reste que les seconds,  » plus civils « , observe-t-il. La colère stagnait.

Et le 7 janvier, Rosarno a rejoué Mississippi Burning. Sur la route, des jeunes, peut-être par bravade, tirent au fusil à air comprimé sur deux immigrés. La rumeur s’affole : quatre auraient été tués. Faux. Trop tard. La ville voit déferler les Africains, lapidant les voitures, les fenêtres. Au bord de la route, la vieille Immacolata, malade de peur, se souvient :  » Ils m’ont cassé le carreau, là, regardez ! Dehors, les nègres !  » Rosarno réplique. Et cette fois, certains sortent le fusil de chasse. Bilan : 67 blessés, dont 31 immigrés. Moussa, 21 ans, est fauché. Tout en claudiquant, le regard constamment baissé, le jeune Ghanéen murmure :  » Devant chez moi, ils m’ont visé aux jambes. J’étais terrorisé. Je ne pensais pas que c’était ça, l’Europeà « 

Ils ont crié à Rosarno. Or on ne crie pas, sur ces terres de Mafia où l’on expire avec ses secrets. Déjà, les Africains avaient dénoncé à la justice un homme, condamné à six ans de prison, pour avoir blessé en décembre 2008 deux des leurs. Un proche du clan Pesceà Mais, plus grave : ce 7 janvier, la rumeur, fausse, dit que les  » neri  » (les Noirs) ont frappé une femme enceinte, causant la mort du bébé. C’est le point de rupture. En Calabre, on ne touche pas aux femmes et aux enfants, à la famille.  » A casa mia, commando io « : chez moi, c’est moi qui commande. Ici, la culture mafieuse baigne les consciences. Ici, les subversifs trépassent.

 » Ceux qui ont tiré au fusil de chasse, dans un deuxième temps, seulement pour blesser, sont sans doute de la ‘Ndrangheta, affirme Alberto Cisterna. Elle est intervenue pour éloigner les Noirs parce qu’ils gênaient la population et pour réaffirmer sa souveraineté, son honneur, renforçant ainsi son prestige auprès des gens… « 

Rosarno, triste comme un cimetière de bons sentiments

A-t-elle joué un rôle plus actif et cherché à se débarrasser des Africains devenus inutiles, quitte à en remplacer certains par des immigrés de l’Est, jugés plus dociles ? L’enquête du procureur de Palmi, Giuseppe Creazzo, l’établira ou non. Pour l’heure, celui-ci observe juste que  » les terrains d’agrumes et d’olives, déjà largement aux mains de la Mafia, suscitent de sa part toujours plus d’appétit « . Car, ajoute Calogero,  » elle veut transformer ces terrains en zones à bâtir « à

Rosarno est sous la pluie. Triste comme un cimetière de bons sentiments. Amère d’être érigée en symbole d’une intolérance aux étrangers attisée par le climat politique, la nouvelle loi criminalisant l’immigration clandestine, voulue par le parti xénophobe de la Ligue du Nord. Accablée, aussi, d’avoir été laissée seule, durant quinze ans de cohabitation avec ses journaliers africains.  » L’Etat a été absent « , souligne doucement Norina Ventre, dite  » Mamma Africa « , qui consacre sa vocation de religieuse, sa petite retraite et de grands repas dans sa maison de campagne aux immigrés.  » Cet Etat qui a signé sa défaite en chassant ces hommes terrorisés, en majorité en situation régulière « , bouillonne Giuseppe Pugliese, fondateur de l’observatoire Africacalabria. Domenico Bagnato, le commissaire préfectoral, justifie :  » Ils nous ont appelés au secours.  » Pugliese se démène avec quelques battants du Réseau des immigrés pour porter nourriture et assistance à ses  » frères « . Pendant l’incendie, des hommes le cherchaient avec des gourdins pour lui faire la peau.

A l’entrée de la ville, une cathédrale d’acier se dresse, spectrale : la fabrique, vidée, qui renfermait encore il y a une semaine les restes de ces vies transférées à la hâte. Des tentes claquant au vent, des gamelles débordant de pourriture, des matelas crevés, des pantalons, des poulets plumés pendouillant aux tuyaux. Une ombre passe. Amidou, 22 ans, se cache. Quatre ans pour venir de Côte d’Ivoire. Il souffle :  » C’est ma maison, icià  » Il a déjà disparu. Sa nuit sera longue et hallucinée.

Y aura-t-il des étincelles dans les autres bidonvilles d’Italie, comme à Castel Voltorno, en Campanie, où la Camorra a exécuté six Africains en 2008 ? La brigade mobile de Reggio di Calabria vient de démanteler un trafic de clandestins pakistanais et indiens, gérés par la ‘Ndrangheta. L’Etat a démoli, aussi, l’autre fabrique de Rosarno. Comme pour araser la honte. A une heure de là, pourtant, il y a Riace, un village  » global  » de 1 700 âmes et 200 immigrés. Insérés par la grâce d’un maire, Domenico Lucano, qui a voulu conjurer la mort des écoles dans ce Sud fui par les jeunes, dans cette Italie à la natalité atrophiée et dont l’économie vit de l’immigration. Le long des venelles, il salue, en italien, une Palestinienne, un Kurde, et sourit :  » C’est une utopie, ici !  » Deux villages alentour l’ont imité. Et la ‘Ndrangheta lui a envoyé un message de soutien : deux balles dans la vitre d’un restaurant géré par son association, Citta Futura.

delphine saubaber reportage photo : franco cufari pour le vif/l’express; D. S.

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