Les entreprises belges partent comme des petits pains

C’est un pays ouvert, où les patrons étrangers viennent faire leurs emplettes de fleurons économiques. La Belgique ne les brade pas. Elle les laisse partir. Petite, elle ne contrôle pas les règles du jeu qui s’appliquent dans la cour des grands. Alors, résignation ou bon sens ? Etat des lieux

De tous les peuples de la Gaule, les Belges sont les plus braves.  » Le seraient-ils au point de laisser leurs plus belles entreprises tomber dans d’autres escarcelles ? Côte d’Or, La Royale Belge, la Raffinerie tirlemontoise, la Société générale de Belgique, De Witte-Lietaer et Walibi sont autant de fleurons qui, sous le coup de fusions ou de rachats, sont passés sous pavillon étranger. Les exemples abondent. Le phénomène, d’une ampleur impressionnante, ne date pas d’hier, mais l’internationalisation des affaires et l’estompement des frontières n’ont rien arrangé.  » Aucun autre pays n’a vu autant de ses grandes entreprises rachetées en à peine vingt ans « , résume Eric De Keuleneer, professeur à la Solvay Business School. Actuellement, la Wallonie ne compte plus que 13 entreprises industrielles, privées et publiques, de plus de 1 000 salariés ! Et 9 d’entre elles sont sous contrôle étranger… Les Français, dont la capacité d’indignation fluctue au gré des circonstances, figurent à la première place des amateurs d’entreprises belges. Ce n’est pourtant pas la Belgique qui fait le plus l’objet d’acquisitions entre pays de l’Union européenne. La France, l’Allemagne et la Grande-Bretagne la devancent largement. Ce trio réalise à lui seul 45 % de ces opérations, contre 5,7 % pour la Belgique. Il est vrai qu’on y trouve, par définition, moins de sociétés à acheter.

Un certain pouvoir de séduction

Mais que nous veut-on, à la fin ? Qu’avons-nous de si particulier pour autant aiguiser les appétits des entrepreneurs venus d’ailleurs ?  » On ne peut pas vivre sur un aussi petit territoire, disposer des ports d’Anvers et de Zeebrugge et être une économie fermée, répond Anne Vincent, chercheuse au Crisp (Centre de recherches et d’informations socio-politiques). La Belgique est depuis toujours un pays ouvert à tous vents.  » Sa situation centrale en Europe offre une première explication, tout comme les nombreux incitants fiscaux mis en place pour attirer chez nous les investisseurs étrangers. Certains d’entre eux s’offrent d’ailleurs une PME belge pour disposer aisément d’un pied-à-terre dans un pays qui abrite, entre autres, les institutions européennes, l’Otan et nombre de sièges de multinationales. La législation belge en matière d’OPA (offre publique d’achat) est par ailleurs l’une des plus souples d’Europe.

Au moment où l’économie mondiale est saisie d’une véritable fièvre des fusions – en 2005, 28 000 opérations de fusion et d’acquisition ont été enregistrées dans le monde, soit 38 % de plus en un an -, les sociétés belges constituent des proies attrayantes (lire l’interview d’Eric De Keuleneer en page 42). Quels que soient leurs talents et les efforts qu’ils déploient pour faire fructifier leur affaire, la majorité des entrepreneurs d’ici n’en restent pas moins minuscules dans une économie dont le tour de taille est désormais celui de la planète.  » En Belgique, on a un réseau de PME très dense. Chacun a longtemps défendu son pré carré, rappelle Olivier Derruine, conseiller au service d’études de la CSC. Tant qu’il y avait des frontières, cette absence de volonté de se consolider était tenable mais, désormais, elle ne l’est plus.  » D’aucuns pointent encore du doigt le manque de dynamisme de certaines entreprises belges.  » Nos employeurs ont-ils suffisamment l’ambition de se développer ? interroge Vincent Reuter, administrateur délégué de l’Union wallonne des entreprises (UWE). Nous ne sommes pas assez agressifs sur les marchés à l’exportation. Comme si nous ne nous en sentions pas capables alors que nous en avons parfaitement les moyens.  »

Un sentiment de fierté nationale vous manque, et tout est dépeuplé… Contrairement à ses puissants voisins, la Belgique n’a jamais vraiment cherché à retenir ses fleurons.  » Ah, si la Société générale de Belgique était restée belge ! Peut-être aurions-nous aujourd’hui de grands groupes nationaux. Mais, à l’époque, la population riait de ce qui arrivait à la Générale. Il était dès lors difficile pour les responsables politiques de prendre sa défense « , soupire Jacques de Pover, analyste chez Dexia.

Rares capitaines d’industrie

Petit retour en arrière : en 1988, la Générale de Belgique, un puissant holding constitué au début du xixe siècle, fait l’objet d’une tentative de contrôle par l’homme d’affaires italien Carlo De Benedetti. Ce projet se soldera par un échec : c’est finalement la société française Suez qui deviendra actionnaire majoritaire de la SGB. Presque vingt ans ont passé depuis cet épisode qui a durablement marqué l’histoire économique du pays et a contribué à modifier en profondeur le monde des affaires belge. Nombre de capitaines d’industrie ont été détrônés par un actionnariat atomisé. L’esprit a changé.  » La mentalité de capitaine d’industrie est en voie de disparition. Voilà pourquoi il ne reste presque plus de grands groupes belges « , estime Olivier Derruine. Dans la foulée, le souci de développer une politique industrielle à long terme s’est fait doubler par l’aspiration des actionnaires à enregistrer des bénéfices immédiats. La logique du profit prime sur tout le reste, et ce quelles que soient la nationalité et la taille des actionnaires.

Faute de moyens suffisants pour réaliser des acquisitions eux-mêmes et se développer à l’étranger, les propriétaires d’entreprises belges, lucides, acceptent donc de lier leur destin à celui d’actionnaires au trésor de guerre plus garni. Car, pour l’écrasante majorité de ces entreprises, surtout dans le secteur technologique ou scientifique, le développement et donc, la survie passent par la voie internationale. Forcément.  » Dans une entreprise technologique à forte croissance, il faut très vite atteindre une taille convenable pour pouvoir financer la recherche et le développement, indispensables à son évolution, explique un expert. Les Acec (Ateliers de constructions électriques de Charleroi) sont morts de n’avoir pas fait le choix de l’internationalisation, alors que leur rival néerlandais, Philips, faisait l’inverse. Résultat : aujourd’hui, seul Philips existe encore.  »

Sans leurs sauveteurs étrangers, les Forges de Clabecq et les Ateliers Gustave Boël, à La Louvière, n’auraient pas survécu. Même constat, dans le secteur pharmaceutique, pour RIT (Recherche et industrie thérapeutiques), implantée à Rixensart et désormais attachée au groupe GlaxoSmithKline Biologicals. En choisissant elle-même d’être rachetée, elle a pu bénéficier du réseau commercial de son acheteur et récupérer de l’argent à investir dans la recherche et le développement. Cet important pourvoyeur d’emplois se porte aujourd’hui à merveille.

Le clan des irréductibles

Tous ne cèdent pourtant pas aux sirènes étrangères. C’est qu’ils ont fait le choix soit de manger plutôt que d’être mangés, comme le spécialiste de la chaux Lhoist, par exemple, soit de se spécialiser dans des métiers à la taille de leurs moyens. C’est le cas du chimiste Solvay. UCB, InBev, Delhaize, Umicore ou Colruyt, pour n’en citer que quelques-uns, restent aussi rivés à un actionnariat belge, satisfait des performances de  » leur  » entreprise.

En Belgique, l’actionnariat familial garde largement sa place puisqu’on le retrouve de manière importante dans 54 des 100 premières sociétés belges. Ces actionnaires familiaux ne voient pas, jusqu’à présent, l’intérêt ou la nécessité de vendre (lire l’encadré sur Colruyt, p. 41). Ils souhaitent rester aux commandes et poursuivre l’activité comme bon leur chante. Rien ne dit, toutefois, qu’au fil des générations cet ancrage belge restera prioritaire pour les héritiers.  » Les grands groupes familiaux ne durent pas toujours. Il suffit souvent de mettre le prix pour convaincre les actionnaires de céder leurs titres. Jusqu’à sa vente, en 1987, le chocolatier Côte d’Or appartenait aussi à une famille !  » observe Anne Vincent. En Flandre, la famille Van Malderen a cédé sa société Ontex au fonds d’investissement britannique Candover, en 2003. En juillet 2005, les actionnaires familiaux des planchers de Quick Step (Unilin) les revendaient à l’Américain Mohawk. Des exemples parmi d’autres…

Reste que, depuis que le monde est devenu un village, la question de la nationalité d’un groupe a singulièrement perdu de sa pertinence.  » Le capital est tellement mobile que la nationalité n’est plus un critère déterminant « , résume Bernadette Mérenne, professeur de géographie économique à l’ULg. Vu la petite taille du territoire, qui l’empêche de facto de s’étendre, un groupe belge désireux de grandir doit aussi développer la plus grande partie de ses activités hors de Belgique. C’est le cas d’Umicore, un groupe basé à Bruxelles et coté à la Bourse de Bruxelles. Spécialisé dans les métaux non ferreux, il emploie 14 000 personnes dans le monde, dont… 3 500 en Belgique. En 2003, il s’est offert PMG, la filiale allemande d’un groupe américain. Le distributeur Delhaize réalise lui aussi la majeure partie de son chiffre d’affaires à l’étranger, aux Etats-Unis essentiellement. Chez UCB, cette part dépasse les 90 %, comme chez Glaverbel.

Belges de c£ur sans doute, ces entreprises disposent désormais d’un terrain de chasse de taille planétaire. Issu du regroupement des brasseries Piedboeuf-Jupiler et Artois, puis de leur fusion avec le Brésilien AmBev, le groupe InBev est devenu le n° 1 mondial de la bière, en termes de volumes. Il reste contrôlé majoritairement par des actionnaires familiaux belges mais ceux-ci n’ont guère d’états d’âme vis-à-vis de leur belgitude… La direction qu’ils ont mise en place, brésilienne pour l’essentiel, vient d’annoncer plusieurs plans de restructuration qui touchent directement les sites et le personnel belges.

Mais si la Région wallonne était restée actionnaire majoritaire de Cockerill Sambre, par exemple, l’entreprise sidérurgique se porterait-elle mieux à présent ? Vraisemblablement pas. Autant le savoir, dès lors que de nombreuses sociétés belges feront sans doute l’objet de fusions et acquisitions dans les prochains mois. Peut-être même par de puissants groupes venus de Chine, d’Inde ou du Brésil. Il faut certes relativiser l’ampleur du phénomène : sur les 24,6 millions d’entreprises recensées en Europe, il n’y en a que 35 000 de plus de 250 personnes. En Wallonie, 50 000 des 55 000 entreprises répertoriées comptent moins de 10 salariés. Ce n’est pas à celles-là que les investisseurs étrangers s’intéressent. Non, ce sont les autres, les plus prometteuses, forcément. D’où l’affirmation de Vincent Reuter, patron de l’UWE, reprise en ch£ur de tous côtés :  » Il faut être très optimiste pour ne pas être inquiet.  » Presque un credo. l

Laurence van Ruymbeke, François Brabant et Philippe Engels

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