Les enjeux du procès d’Arlon

La justice a beaucoup à prouver à Arlon : la culpabilité des quatre accusés, en particulier, celle de Michel Nihoul, qui comparaît pour des raisons différentes de celles de Marc Dutroux, Michelle Martin et Michel Lelièvre. Elle doit aussi permettre de rétablir la confiance entre les Belges et leurs institutions

L’instruction de l’affaire Dutroux a été longue, très longue. Dans un contexte moins passionné, elle aurait pu aboutir aux assises du Luxembourg en 1997, tant les événements, à partir du 13 août 1996, se suffisaient à eux-mêmes : aveux, flagrants délits, découverte de cadavres et témoignages. Le dévoilement de la longue  » carrière  » criminelle de Marc Dutroux et le fait qu’il ait été considéré comme un suspect potentiel par la gendarmerie, quinze jours seulement après la disparition de Julie Lejeune et de Melissa Russo, plongèrent les Belges dans le désarroi et le désaveu de leur appareil répressif. Techniquement, il n’était pas anormal que la gendarmerie et le parquet de Neufchâteau mettent tout en £uvre pour chasser les zones d’ombre de cette affaire hors du commun.

Cependant, l’émotion populaire, l’effacement des responsabilités au sommet de l’Etat et l’emballement de policiers mal encadrés par leur hiérarchie, ainsi que des querelles d’ego au sein du ressort de la cour d’appel de Liège, donnèrent rapidement une tournure démesurée à l’enquête. Les arrestations pleuvaient, les  » fuites  » plus ou moins téléguidées se succédaient dans une presse emportée par sa logique de dénonciation. Beaucoup voulaient se saisir de cette occasion pour  » faire le ménage  » en Belgique. La fameuse petite phrase de Michel Bourlet, procureur du roi de Neufchâteau,  » Si on me laisse faire… « , jamais retirée par l’intéressé, bien que le ministre de la Justice, Stefaan De Clerck (CVP), se soit évertué à allumer des contre-feux, confortait l’opinion, largement partagée, que les puissants se protègent entre eux.

De l’intervention – discutable – d’un inspecteur de la police judiciaire (PJ), lors de la récupération d’un camion volé et entreposé dans un hangar de Dutroux, afin d’assurer sa prime à un indicateur, on est passé à la théorie du grand complot : les filles enlevées et séquestrées par une bande de minables étaient, en réalité, destinées à alimenter un réseau bien  » protégé  » de prostitution de mineures. Les faits découverts à Charleroi se rebellaient contre cette théorie. Deux pistes, au moins, furent creusées assez publiquement pour laisser des traces dans la mémoire collective : celle du Bruxellois Michel Nihoul, dont le passé d’escroc, de partouzard et de magouilleur fut exhumé dans les moindres détails. Deuxième piste : les témoins X, ces femmes et un homme  » au passé douloureux  » dont les élucubrations furent prises au sérieux, voire sollicitées, par l’équipe de l’adjudant Patrick De Baets, de la 3e SRC (enquêtes financières) de la brigade de surveillance et de recherches (BSR) de la gendarmerie de Bruxelles. En dépit des démentis solennels des responsables d’enquête, une partie de l’opinion, entretenue par une presse  » croyante « , continue d’ajouter foi à ces récits abominables de viols et de meurtres rituels d’enfants. Un dossier-bis a été ouvert à Neufchâteau pour permettre des suites d’enquête dans cette direction, à ce jour, nébuleuse. Dès lors, le procès d’Arlon va bien au-delà de l’objectif classique d’un procès d’assises, qui est d’acquitter ou d’imputer une série de faits répréhensibles à des accusés, puis de leur infliger des peines en conséquence. Il devrait permettre de tracer une frontière nette entre ce dont on est sûr et ce qui relève, à ce stade, de la spéculation.

Michel Nihoul paiera-t-il pour un trafic d’ecstasy ou pour les enlèvements d’enfants ? Agé aujourd’hui de 62 ans, le Bruxellois d’origine verviétoise, plusieurs fois condamné pour escroquerie, a fait la connaissance de Michel Lelièvre dans le courant de l’année 1994 ; ce dernier l’a mis en contact avec Dutroux en 1995. Les deux hommes se rencontrent à plusieurs reprises, notamment pour l’expertise de la maison de Sars-la-Buissière à propos de laquelle Dutroux sollicite l’avis de Nihoul sur sa possible transformation en maison de passe pour filles de l’Est. En août 1996, les enquêteurs enregistrent la fréquence inhabituelle des appels téléphoniques passés par Nihoul à Dutroux, avant et l’après l’enlèvement de Laetitia Delhez. Michel Nihoul avait confié sa voiture à réparer à un garagiste recommandé par Marc Dutroux et il mettait la pression sur celui-ci pour la récupérer au plus vite.  » Simple coïncidence « , conclut, après sept années d’instruction, le juge Jacques Langlois, suivi, le 17 janvier 2003, par la chambre du conseil de Neufchâteau, qui demande le renvoi de Nihoul devant le tribunal correctionnel de Bruxelles pour trafic de stupéfiants. Indicateur de la gendarmerie, Nihoul s’est introduit dans l’entourage de Michel Lelièvre. Mais il joue sur les deux tableaux. En avril 1996, il fait tomber le trafiquant britannique David Walsh, pris en flagrant délit de détention d’une dizaine de kilos d’amphétamines, mais il garde pour lui 5 000 pilules d’ecstasy. Le 3 mars 2003, il fournit une nouvelle version : c’est sur ordre de son officier traitant, un gendarme de la BSR de Dinant, aujourd’hui décédé, qu’il aurait confié sans contrepartie 1 000 pilules d’ecstasy à Michel Lelièvre en vue de remonter ses filières.

Ni Marc Dutroux, ni Michel Lelièvre, ni Michelle Martin n’impliquent Michel Nihoul dans les infractions dont a été victime Laetitia Delhez, qui affirme n’avoir, à aucun moment, vu celui-ci à Bertrix et à Marcinelle. Néanmoins, elle a surpris des bribes de conversations téléphoniques avec  » Michel « , dont un  » Ça a marché « , interprété comme la réalisation d’un marché – son enlèvement ? – dont l’ecstasy aurait été le paiement.

Le 30 avril 2003, la chambre des mises en accusation de Liège crée la surprise en renvoyant l’escroc devant les assises comme  » membre  » de l’association de malfaiteurs impliqués dans la série d’enlèvements et de séquestrations du 24 juin 1995 au 9 août 1996,  » avec la circonstance que les victimes ont été soumises à des tortures corporelles ayant causé la mort de certaines d’entre elles  » et comme  » dirigeant  » d’une autre association de malfaiteurs responsable de trafic de stupéfiants, trafic de faux documents d’identité, de plaques et de documents de voiture, et dans la traite des êtres humains, dont sont membres Marc Dutroux et Michel Lelièvre. Commanditaire, Nihoul aurait dû être bombardé  » chef de bande  » dans les enlèvements d’enfants, mais la chambre des mises en accusation n’a pas été au bout de sa logique. Pourquoi les hauts magistrats liégeois ont-ils décidé de joindre le dossier Nihoul à celui de l' » ennemi public n°1  » ? Sans doute ont-il tenu compte du réquisitoire du ministère public, qui leur demandait de ne pas anticiper les débats de fond. Pour laisser au jury populaire le soin de trancher une affaire devenue  » indécidable  » en raison de l’état de l’opinion publique ? En effet, lorsque l’affaire a éclaté, le procureur du roi Michel Bourlet et le juge d’instruction Jean-Marc Connerotte ont présenté Nihoul comme le chef et Dutroux comme l’exécutant. La commission d’enquête parlementaire, instituée en septembre 1996, portait sur  » la manière dont l’enquête, dans ses volets policiers et judiciaires, a été menée dans l’affaire Dutroux-Nihoul et consorts « . Pourtant, en janvier 1997, la chambre des mises en accusation de Liège libérait Nihoul, faute de charges suffisantes, après que le juge Connerotte eut négligé très longtemps de mettre en procédure le témoignage qui disculpait celui-ci. Le nom de Nihoul reste associé, quoi qu’on fasse, à celui de Dutroux. Visiblement, la chambre des mises n’a pas voulu braver cette opinion, considérant sans doute que, vu le discrédit dont souffrait la justice belge, seule une vérité judiciaire rendue par un jury populaire était de nature à convaincre la population. Pas très courageux, mais politiquement bien senti.

Connaîtra-t-on mieux les circonstances de la mort de Julie et de Melissa ? Les parents de Julie Lejeune et de Melissa Russo reprochent à l’instruction de ne pas avoir élucidé les circonstances de l’enlèvement, de la séquestration et de la mort de leurs deux fillettes. Cette partie de l’enquête repose presque exclusivement sur le témoignage de Michelle Martin, puisque Michel Lelièvre, semble-t-il, ne connaissait pas encore Marc Dutroux en juin 1995, et que Bernard Weinstein a été éliminé. Faute de témoin ou de contradicteur autre que son ex-épouse, Dutroux refuse de reconnaître sa participation à l’enlèvement, raison pour laquelle le juge d’instruction Jacques Langlois ne voulait pas organiser une reconstitution – qui lui fut finalement imposée par la chambre des mises en accusation de Liège. L’état des dépouilles des enfants ne permet pas, non plus, de dater avec précision leur décès et, donc, d’établir la durée de leurs souffrances. Les accusés Dutroux et Martin sont les seuls à pouvoir apporter des explications, en l’absence d’indices renvoyant à l’intervention de tiers. Le feront-ils ?

Que risquent Marc Dutroux, Michelle Martin, Michel Lelièvre et Michel Nihoul ? Bien que, juridiquement, toutes ces personnes soient présumées innocentes, Marc Dutroux risque la réclusion à perpétuité, Michelle Martin et Michel Lelièvre, trente ans de réclusion criminelle, et Michel Nihoul, vingt ans de réclusion criminelle. La question est de savoir si ce dernier sera puni pour son trafic de stupéfiants ou pour les enlèvements d’enfants, ce qui aura un impact sur la durée de sa peine. Michel Lelièvre se battra pour réfuter totalement l’accusation d’avoir participé à l’enlèvement de Julie et de Melissa.

Quant à Michelle Martin, ses défenseurs auront fort à faire pour continuer à la rendre transparente, comme ils y sont parvenus jusqu’à présent. L’ambiguïté de son personnage, hors la domination qu’exerçait sur elle son mari, risque d’éclater. Marc Dutroux, même s’il est condamné à la perpétuité, sortira-t-il un jour de prison ? Inutile de jouer à se faire peur : la libération conditionnelle n’est qu’une faveur, elle n’est pas un droit. A supposer que Dutroux soit condamné à la perpétuité, il répondra, en 2006, aux conditions légales pour invoquer la loi sur la libération conditionnelle, puisque, emprisonné depuis 1996, il aura purgé dix ans de sa peine. Calcul purement théorique. La loi, modifiée le 5 mars 1998, énumère une série de conditions, dont l’absence de  » contre-indication impliquant un risque sérieux pour la société « , auquel cas le condamné finira ses jours derrière les barreaux – ce qui semble devoir être le cas de Dutroux. Le ministre de la Justice peut accorder une libération avant terme pour raisons familiales ou de santé, mais on voit mal un homme politique prendre un tel risque.

Le président de la cour va-t-il réussir à  » tenir  » ses assises ? Les forces de l’ordre se préparent, par sécurité, à trois mois de procès. Sans gros incidents, la partie est jouable en deux mois. Le procès Cools, avec ses récusations à répétition et sensiblement le même nombre de témoins (450 et 470), a duré près de trois mois, mais les situations ne sont pas comparables. D’une part, l’affaire Cools était, objectivement, plus compliquée ; d’autre part, une loi récente a supprimé le caractère suspensif des demandes de récusation. Cependant, d’autres chausse-trapes procédurales peuvent ralentir le procès. Plus sérieuse est la difficulté de contenir les débats dans le cadre d’une cour d’assises classique – qui a fait quoi et qui mérite quoi ? – sans refaire l’enquête sur l’enquête, un exercice auquel s’est déjà livrée la commission parlementaire dirigée par Marc Verwilghen (VLD). Dans sa dernière mouture, la stratégie de défense de Marc Dutroux – conforme à ce qu’il a toujours exigé de ses avocats – va consister à noyer sa responsabilité dans une mise en cause générale des institutions. Or la restauration de la confiance du public dans la justice – l’un des buts implicites du procès d’Arlon – implique d’éviter un double écueil : le grand déballage sur les à-côtés de l’enquête et l’air de vouloir cacher des choses…

M.-C. R.

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