Les Aventures de Pinocchio, de Carlo Collodi (1881 © GETTY IMAGES

Les enfants de Pygmalion

Cet été, le festival Bruxellons monte à nouveau un classique de la comédie musicale dans la cour du château du Karreveld : My Fair Lady. Une oeuvre qui adapte une pièce écrite par George Bernard Shaw en 1912, elle-même inspirée du mythe de Pygmalion, décliné à toutes les sauces par la pop culture.

Les racines de My Fair Lady, la comédie musicale proposée cet été par Bruxellons (1), plongent loin, jusque dans la Grèce antique. Le mythe de Pygmalion a été consigné par le poète latin Ovide dans ses Métamorphoses, au ier siècle de notre ère. Sculpteur habitant l’île de Chypre, Pygmalion vit en célibataire car il est outré par les moeurs des Propétides, des femmes qui, pour avoir nié la divinité d’Aphrodite, ont été condamnées à la prostitution avant d’être changées en pierre. Il parvient un jour à tirer de l’ivoire une femme si parfaite qu’il en tombe amoureux. Son voeu ardent de voir sa sculpture prendre vie est exaucé par Aphrodite et Pygmalion épouse sa propre création, Galatée.

Dans Le Deuxième Sexe (1949), Simone de Beauvoir rappelle à quel point la femme, dans l’Antiquité grecque, est  » réduite à un demi-esclavage ; elle n’a même pas la liberté de s’en indigner « .  » La condition modeste à laquelle la femme est réduite n’empêche pas les Grecs d’être profondément misogynes.  » Beauvoir cite le poète grec Sémonide d’Amorgos :  » Les femmes sont le plus grand mal que Dieu ait jamais créé ; qu’elles semblent parfois utiles, elles se changent bientôt en tracas pour leurs maîtres.  »

Cette misogynie se retrouve dans le chef de l’un des personnages principaux de la pièce Pygmalion de George Bernard Shaw : le linguiste londonien Henry Higgins. Ce professeur de phonétique a fait le pari avec le colonel Pickering qu’il parviendra, grâce à ses cours, à transformer en six mois une pauvre marchande de fleurs, Eliza Doolittle, en dame du monde. Le point de départ d’une série de confrontations hautes en couleur et d’une ascension sociale de façade.

En 1956, Alan Jay Lerner (livret et lyrics) et Frederick Loewe (musique) s’emparent de la pièce de Shaw, en modifient légèrement la fin cynique et propulsent un tube sur Broadway, couvert de Tony Awards. Le rôle d’Eliza Doolittle révéle la toute jeune Julie Andrews, qui s’illustrera ensuite en Mary Poppins et dans La Mélodie du bonheur. Dans la cour du château du Karreveld, ce rôle sera porté par Marina Pangos, aux côtés notamment de Franck Vincent (Higgins), François Langlois (Pickering), Janine Godinas (Mrs Higgins) et Daniel Hanssens (Mr Doolittle).

(1) My Fair Lady : du 11 juillet au 7 septembre au château du Karreveld à Bruxelles, www.bruxellons.be.

Pygmalion, la postérité d’un mythe

De l’Antiquité grecque à aujourd’hui, l’histoire du sculpteur voyant sa propre création dont il est tombé amoureux prendre vie s’est propagée dans tous les arts et dans tous les registres.

Les Aventures de Pinocchio, de Carlo Collodi (1881)

La création de Pinocchio par le menuisier Gepetto est un écho de la création de Galatée par Pygmalion, sauf que la sculpture qui prend miraculeusement vie n’occupe pas chez Collodi la place de l’épouse mais celle du fils. Un fils désobéissant et menteur, à qui il arrive bien des aventures. Au xxe siècle, Les Aventures de Pinocchio a été le deuxième livre le plus vendu en Italie, juste derrière La Divine Comédie de Dante Alighieri. On peut voir dans le pantin italien la matrice de tous les films d’horreur convoquant un personnage de poupée devenue vivante, de Chucky à Annabelle.

My Fair Lady, de George Cukor (1964: Pour My Fair Lady, George Cukor préféra Audrey Hepburn à Julie Andrews.
My Fair Lady, de George Cukor (1964: Pour My Fair Lady, George Cukor préféra Audrey Hepburn à Julie Andrews.© BELGAIMAGE

My Fair Lady, de George Cukor (1964)

Plus connu sans doute du grand public que la comédie musicale qu’il adapte, le film de George Cukor offrait à Audrey Hepburn (préférée à Julie Andrews, qui n’était pas encore une star de Disney) l’un de ses rôles les plus mémorables. Il faut la voir essayer de prononcer correctement un  » a  » sous les ordres du professeur Higgins (Rex Harrison, misogyne notoire, oscarisé pour ce rôle, bien que doté d’une  » étendue vocale d’une note et demie « , selon le librettiste Alan Jay Lerner). Le film reprend fidèlement les numéros du musical à sa source : Wouldn’t It be Loverly ? , With a Little Bit of Luck, I Could Have Danced All Night ou encore Get Me to the Church on Time.

Pygmalion, de Chihiro Watanabe (2015)
Pygmalion, de Chihiro Watanabe (2015)© KOMIKKU

Pygmalion, de Chihiro Watanabe (2015)

 » J’aime les mascottes par-dessus tout parce qu’elles sont les plus beaux artifices façonnés par l’homme « , peut-on lire dans ce manga en trois tomes de Chihiro Watanabe (paru en français en 2017 chez Komikku Editions). Une grande fête fait défiler plus de 4 000 mascottes dans les plus grandes villes du Japon. Mais la parade tourne au cauchemar quand ces  » galatées « , engendrées par le mystérieux projet Pygmalion, se métamorphosent en monstres tueurs et bouffeurs d’humains. Particulièrement gore, ce manga convoque directement le mythe en reproduisant le tableau néoclassique Pygmalion amoureux de sa statue, d’Anne-Louis Girodet (1819), conservé au Louvre.

Frankenstein, de Mary Shelley (1818)
Frankenstein, de Mary Shelley (1818)© BELGAIMAGE

Frankenstein, de Mary Shelley (1818)

Même si le sous-titre du roman épistolaire de Mary Shelley fait directement référence au mythe de Prométhée (Titan qui vola le feu sacré de l’Olympe pour le donner aux humains), Frankenstein doit aussi beaucoup à Pygmalion, avec cette créature conçue à partir de morceaux de cadavres, qui prend vie grâce à son concepteur. Avec, ici, la monstruosité et la dangerosité remplaçant la beauté parfaite de Galatée.

Pretty Woman, de Gary Marshall (1990)
Pretty Woman, de Gary Marshall (1990)© BELGAIMAGE

Pretty Woman, de Gary Marshall (1990)

La statue parfaite née du ciseau de Pygmalion se place en opposition aux femmes réelles qui entourent le sculpteur sur l’île de Chypre, condamnées par Vénus à la prostitution. L’homme d’affaires Edward Lewis (Richard Gere) fait passer Vivian (Julia Roberts, révélée dans cette comédie romantique) d’un pôle à l’autre grâce à sa carte de crédit. De la pute à la mère parfaite, il n’y a parfois qu’un pas donc, également franchi par Linda Ash dans Maudite Aphrodite (1995), avec Woody Allen jouant les Pygmalion. Dans le rôle de la prostituée godiche mais généreuse, Mira Sorvino y prend une voix d’écervelée presque aussi agaçante que les tentatives de prononciation du  » a  » par Hepburn dans My Fair Lady. Une prestation qui lui valut l’Oscar et le Golden Globe de la meilleure actrice dans un second rôle. Autre variation sur le même thème : Air Doll (2009) , d’Hirokazu Kore-eda, met en scène une poupée gonflable en tenue de bonne, Nozomi, que son propriétaire traite comme une vraie compagne et qui prend vie pour découvrir petit à petit le monde des humains, mort incluse.

Pygmalion, de Paul Delvaux (1939)
Pygmalion, de Paul Delvaux (1939)© BELGAIMAGE

Pygmalion, de Paul Delvaux (1939)

Dans un décor aride où évolue un homme coiffé d’un chapeau melon (coucou Magritte) et une femme-fleur, le peintre belge Paul Delvaux inverse le mythe de Pygmalion en faisant de la femme la créatrice et de l’homme la création. Ce tableau prend une saveur particulière en cette ère post#MeToo, où l’on tolère de moins en moins les nunuches transformées par de tout-puissants bienfaiteurs. Dans cette perspective, Long Shot, avec Seth Rogen en plumitif et Charlize Theron en potentielle présidente des Etats-Unis, peut être considéré comme un Pretty Woman où les genres sont inversés.

Phantom Thread, de Paul Thomas Anderson (2017)
Phantom Thread, de Paul Thomas Anderson (2017)© BELGAIMAGE

Phantom Thread, de Paul Thomas Anderson (2017)

Daniel-Day Lewis, en styliste britannique perfectionniste (son dernier rôle, a-t-il annoncé), est un Pygmalion des années 1950. Vicky Krieps, en serveuse devenue maîtresse et muse, est Galatée. Mais une fois transformée, Alma ne se laisse pas faire et, particulièrement culottée, en fait voir de toutes les couleurs à son Reynolds. Qui, célibataire endurci pris par elle au piège des liens du mariage, en redemande. Ici aussi, bienvenue dans l’ère post#MeToo.

Galatée, de Nekfeu (2016)
Galatée, de Nekfeu (2016)© KRISTY SPAROW/GETTY IMAGES

Galatée, de Nekfeu (2016)

Sur son deuxième album Cyborg, le rappeur français Ken Samaras emprunte au mythe grec le prénom de la statue d’ivoire pour une déclaration d’amour à celle qu’il attend devant un café qui vient de fermer.  » Les autres femmes manquent de sel, je ne croque pas un bout de ces repas sans goût « , y confie-t-il, en imaginant les petites fossettes en bas du dos de son aimée. L’attente est vaine, Galatée ne viendra pas et elle n’a visiblement pas le caractère docile de la créature de Pygmalion.  » Quelle idée d’aimer cette femme qu’on ne soumet pas ? C’est plutôt nul comme fin, en plus ça nique le refrain.  »

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire