» Les Egyptiens ont rejeté les Frères musulmans « 

Le pseudonyme Mahmoud Hussein réunit deux politologues et écrivains égyptiens dont les destinées sont indissociablement liées. L’un, Bahgat El Nadi, est né musulman ; l’autre, Adel Rifaat, s’est converti à l’islam ; tous deux ont à coeur d’effectuer une lecture résolument nouvelle du Coran, aussi respectueuse de la foi que de la liberté de penser. Militants révolutionnaires marxistes sous Nasser, ils ont été incarcérés et détenus dans divers camps de concentration sous le régime du raïs. Arrivés en France, ils ont entrepris de sérieuses études et se sont spécialisés dans la connaissance de la spiritualité musulmane. Leur dernier livre, Ce que le Coran ne dit pas (Grasset, 2014), est une vraie réussite par son caractère succinct, limpide et courageux : on y découvre que la nature indiscutable du texte sacré est un dogme tardif, que certains versets doivent être resitués dans leur contexte historique et, partant, relativisés. Pour Le Vif/L’Express, ils reviennent sur les événements survenus en Egypte depuis 2011 et sur la prise de pouvoir du maréchal Al-Sissi, élu président à la faveur des élections des 26 et 27 mai.

Le Vif/L’Express : Que signifie pour l’Egypte le retour au pouvoir d’un militaire ?

Mahmoud Hussein : Il faut commencer par s’interroger sur la configuration politique qui a rendu cet événement possible. Une grille de lecture simpliste, mais assez répandue, voudrait réduire la scène politique égyptienne à un bras de fer entre l’armée et les Frères musulmans. Cette grille donne une image déformée de la réalité. Elle renvoie à l’Egypte de grand-papa. L’Egypte d’aujourd’hui est encore une société bouleversée par le véritable séisme qu’a été la révolution de janvier 2011. A partir de là, la place publique égyptienne est devenue un protagoniste à part entière de la vie nationale…

La place publique, ce n’est tout de même pas la première fois qu’elle se fait entendre…

Vous avez raison, elle n’a pas cessé de se manifester dans les grands moments de l’histoire moderne de l’Egypte. Mais, jusque-là, c’était pour exprimer des griefs ou des espoirs, sans jamais remettre en question la légitimité du pouvoir autocratique. Le chef de l’Etat était le  » zaïm « , inspirant, tout à la fois, le respect traditionnel dû au père de famille et une peur informulée, quasi mystique, en tant que figure incarnée de l’identité nationale. Il commandait par là une allégeance qui le rendait intouchable. Ainsi le pouvoir de l’autocrate était-il légitimé par ceux-là mêmes qui le subissaient. A partir de janvier 2011, c’est fini, le principe même de l’autocratie est disqualifié. Aux yeux des millions d’Egyptiens qui, rassemblés sur les places publiques, ont cessé d’avoir peur, la souveraineté nationale n’émane pas de la personne du chef, mais du peuple, dont le chef ne doit plus être que le mandataire. C’est une révolution copernicienne. Le chef n’est plus seulement critiquable, mais révocable. C’est ainsi que, en l’espace de trente mois, deux chefs d’Etat ont été successivement renversés, Moubarak puis Morsi…

Reste que la place publique ne peut rien résoudre par elle-même.

C’est vrai. Si la place publique peut, en cristallisant une volonté populaire massive, provoquer la chute de l’autocrate, elle ne peut pas, par elle-même, offrir au pays une alternative de pouvoir. Il s’agit bien d’une révolution, mais c’est une révolution culturelle, un soulèvement des esprits, un renversement du rapport psychologique entre gouvernés et gouvernants, mais qui ne débouche pas sur un changement de régime. Aucune force émanant de cette place et organiquement liée à elle n’a eu le temps de développer une pensée, une expérience, une force organisationnelle qui lui permette de briguer la direction du pays. Un génial mot d’ordre anonyme, inscrit sur un mur du Caire en 2011, résume ce paradoxe :  » Le régime n’a pas changé, mais le peuple a changé.  » Au bout du compte, la place Tahrir peut créer un vide au sommet, elle n’a pas les moyens de le remplir. Elle doit laisser ce soin à d’autres.

On en revient donc au bras de fer entre l’armée et les Frères musulmans.

Oui, mais les deux camps ont désormais une commune obsession : exorciser Tahrir. En février 2011, au moment où Moubarak jette l’éponge, le Conseil suprême des forces armées (CSFA) s’empare de tous les pouvoirs. Il engage alors, avec le Bureau de guidance des Frères musulmans (BGFM), une opération conjointe visant à casser l’élan de la place publique, à neutraliser sa charge explosive. Il s’agit, selon les termes utilisés par le BGFM, de  » recycler la légitimité révolutionnaire en légalité électorale « . C’est dans le cadre de ce partenariat conflictuel, où chacune des deux instances allait tenter de tirer la couverture à soi, que les Frères musulmans et leurs alliés salafistes allaient obtenir une majorité dans les urnes. Les Frères musulmans accédaient ainsi au pouvoir pour la première fois de leur histoire. Qu’en ont-ils fait ? Un formidable gâchis, non seulement par incompétence et impréparation, mais surtout par le fait qu’ils ont voulu monopoliser ce pouvoir, interdire toute possibilité d’alternance et remodeler la société égyptienne conformément à l’image qu’ils se faisaient de l’islam, rétablir la prééminence de l’oumma musulmane sur la nation égyptienne, s’immiscer dans la vie privée des croyants, terroriser et marginaliser les chrétiens, etc. Toutes les composantes de la société égyptienne, en dehors de la mouvance des Frères musulmans et de leurs alliés, se sentent alors agressées. C’est ce qui explique qu’en six mois un immense mouvement de rejet se dessine. Un petit groupe de jeunes, porteur de la flamme de Tahrir, fait alors circuler une pétition exigeant le départ de Morsi et la tenue de nouvelles élections. La flamme devient gigantesque incendie. Dix, puis vingt millions de personnes, de toutes conditions, signent et font signer la pétition autour d’elles. Le 30 juin, c’est un raz-de-marée populaire qui signifie son congé à Morsi. On se condamne à ne rien comprendre à la suite des événements, y compris au  » sacre annoncé  » d’Al-Sissi, si on ne part pas de cette réalité, de ce rejet massif et profond des Frères musulmans par le peuple égyptien.

Mais qui a renversé Morsi ? Ce n’est pas le peuple, c’est l’armée…

Le peuple l’a voulu, l’armée l’a exécuté. Elle avait évidemment tout intérêt à mettre fin à son alliance avec les Frères musulmans. Elle a trouvé, le 30 juin, l’occasion historique de le faire en  » choisissant le camp du peuple « . Et le maréchal Al-Sissi y a vu la chance de récupérer, à son profit, la vague populaire née du 30 juin. Il a demandé aux dizaines de millions de manifestants de redescendre dans la rue, cette fois pour lui donner personnellement  » mandat de combattre le terrorisme « .

Que vient faire le terrorisme là-dedans ?

C’est là qu’intervient la lourde responsabilité historique de la direction des Frères musulmans. Lorsque l’armée fait destituer et arrêter Morsi, cette direction choisit la posture du martyre, se lance dans l’action violente et les attentats terroristes, offrant ainsi au maréchal Al-Sissi l’argument nécessaire pour récupérer l’élan populaire et le canaliser dans le sens de la  » lutte antiterroriste « .

La direction des Frères musulmans avait-elle un autre choix possible ?

Oui, durant six semaines, du 30 juin au 14 août, il y a eu une période d’intenses négociations – dans lesquelles se sont d’ailleurs directement impliquées l’Amérique et l’Europe – pour tenter d’établir de nouvelles règles du jeu, d’instaurer un régime pluraliste, auquel les Frères musulmans étaient invités à participer, mais sous certaines conditions. Ils ont préféré défier frontalement les nouvelles autorités, se barricader dans le sit-in de la place Rabia al-Adawiyya, devenu un véritable camp retranché, d’où partaient quotidiennement des discours enflammés vouant leurs ennemis aux flammes de l’enfer… Jour après jour, cette option jusqu’auboutiste n’a cessé d’affaiblir ceux qui, dans le nouveau régime, cherchaient un compromis avec les Frères musulmans et elle n’a cessé de renforcer la main de ceux qui cherchaient, au contraire, l’épreuve de force. Ces derniers entendaient non seulement donner le coup de grâce aux Frères musulmans, mais aussi, par la même occasion, rétablir toutes les prérogatives de l’Etat policier, affaibli depuis la révolution de janvier 2011 et qui attendait de prendre sa revanche. Le 14 août, l’assaut est donné contre le camp de Rabia al-Adawiyya dans les pires conditions. L’intervention policière est sanglante. Le cycle terreur-répression est lancé, qui ne va plus cesser de s’élargir. Bientôt, ce ne sont plus seulement les Frères musulmans qui sont pourchassés, mais aussi de nombreux jeunes révolutionnaires qui, eux, ne font que manifester pacifiquement.

Faut-il dès lors redouter un pouvoir personnel, avec toutes ses dérives ?

Le but est de tenter de rétablir la figure du père de la nation, du  » zaïm  » caractéristique de la période nassérienne. But dans lequel se reconnaissent tous ceux qui voudraient en finir avec Tahrir. Les forces d’ordre et celles de la tradition, les entrepreneurs, les tenants de l’ancien régime, etc. Mais aussi une masse de petites gens, désorientées ou exaspérées par la violence aveugle des attentats perpétrés par les Frères musulmans et leurs satellites, fatigués du désordre, de l’insécurité, de la dureté des temps, et qui se mettent à espérer qu’un homme providentiel pourra résoudre pour eux tous ces problèmes. Cela fait une majorité du peuple pour élire Al-Sissi.

Est-ce la fin de la place Tahrir ?

Certainement pas. C’est un reflux provisoire de l’élan révolutionnaire, qui se comprend à la lumière du contexte que nous venons de décrire, mais qui ne durera pas. Parce que l’exigence citoyenne, ressentie par des millions de gens, est irréversible. Aujourd’hui, la lassitude aidant, ces millions croient pouvoir faire confiance à un homme providentiel, mais ils attendent de lui des miracles, qu’il ne pourra pas réaliser. Ils lui demanderont des comptes. Et la place publique reprendra tous ses droits. Elle ne peut plus être éradiquée. Pourquoi ? Parce qu’elle constitue un contre-pouvoir installé dans les esprits, inscrit dans la conscience intime d’une nouvelle génération d’acteurs politiques. Une génération de jeunes, désinhibés et exigeants, rompus à l’usage des réseaux sociaux et branchés sur une information mondialisée. Ils sont libérés des servitudes mentales propres à une société traditionnelle et colonisée. Ils ne sont plus entravés par les mythes de la prédestination et de la fatalité, par le respect instinctif des hiérarchies. Ils ne se méfient plus de ce qui tend à l’originalité, à la rupture. Ils n’ont plus peur de se distinguer, de s’affirmer individuellement. Chacun d’eux parle à la première personne, pense par lui-même, agit en son nom propre. Et ils savent désormais, par expérience, qu’ensemble ils constituent une force décisive.

L’Egypte a-t-elle encore le poids qu’elle avait naguère et son modèle peut-il s’étendre au-delà de ses frontières ?

Elle n’a pas le poids de naguère, mais elle peut le retrouver. Du fait de son histoire, elle occupe une place centrale, dotée d’une force potentielle de rayonnement unique dans le monde arabo-musulman. Quand elle assume une position d’avant-garde, de nombreux peuples arabes sont portés à s’en inspirer. Ce fut le cas sous Muhammad Ali, au début du XIXe siècle, comme sous Nasser au milieu du XXe. Elle peut retrouver ce statut, à condition de choisir d’être à nouveau à l’avant-garde. De constituer un exemple pour le XXIe. L’exemple d’un Etat qui ne sera ni celui de Moubarak ni celui de Morsi, ni militaro-policier ni fascisto-intégriste. Un Etat de droit, démocratique et pluraliste, où le politique soit séparé du religieux et la sphère publique séparée de la chose privée. La place Tahrir en a rêvé en 2011. Ce qui a aussitôt fait d’elle une référence symbolique, à l’échelle non seulement arabe, mais mondiale.

Propos recueillis par Christian Makarian. Photo : Jean-Paul Guilloteau pour Le Vif/L’Express

 » Les Frères musulmans ont offert au maréchal Al-Sissi l’argument nécessaire pour récupérer l’élan populaire  »

 » Des millions de gens attendent d’un homme providentiel des miracles, qu’il ne pourra pas réaliser. Ils lui demanderont des comptes  »

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