Les eaux troubles de Kuala Lumpur
Mais quel est le mystérieux amateur d’art qui, en 2008, aurait acheté pour 500 000 euros deux marines à l’ex-secrétaire général de l’Elysée ? Alors que la justice s’interroge sur ce virement, la piste mène en Malaisie. Le Vif/L’Express y a identifié le personnage clé du dossier.
Pour Claude Guéant, l’orage gronde. Il y a un an et demi, il tenait encore – la bride courte – les rênes de la Sarkozie. Depuis sa reconversion en avocat d’affaires et son retrait de la vie politique, l’ex-secrétaire général de l’Elysée et ancien ministre français de l’Intérieur attire sur lui les foudres de la justice, » héros » embarrassé de diverses affaires (voir l’encadré page 58). Les enquêteurs s’interrogent notamment sur l’origine d’une somme de plus de 500 000 euros virée sur son compte en mars 2008. Cet argent a financé en partie l’achat d’un appartement de 90 mètres carrés, dans le XVIe arrondissement de Paris. Un bien réglé comptant pour 717 500 euros, le 28 mars 2008, alors que Claude Guéant était encore le tout-puissant no 2 de la présidence.
Au début de l’été, l’ex-ministre de l’Intérieur a livré une première explication aux policiers de la Division nationale des investigations financières (Dnif). D’après lui, ces fonds proviennent pour l’essentiel de la vente de deux tableaux du XVIIe siècle, acquis par son épouse dans les années 1990. A dire vrai, peu de gens ont eu l’occasion de contempler ces deux marines signées d’un petit maître flamand, Andries Van Eertvelt (1590-1652).
Voilà maintenant six mois, donc, que la justice enquête sur cette vente, cherchant à la fois à retrouver les tableaux et à mieux connaître leur acheteur. Seule certitude : la piste passe par la Malaisie. C’est Claude Guéant lui-même qui a orienté les investigations vers ce pays d’Asie. A l’entendre, l’acheteur serait un Malaisien amateur d’art, avocat de profession. Le Vif/L’Express est en mesure de révéler son nom, jusqu’ici tenu secret : Sivajothi Muthiah Rajendram. Interrogé par nos soins, l’ancien secrétaire général de l’Elysée le confirme : » Il s’agit bien de la personne qui a acheté les toiles. »
Suivre sa trace oblige pourtant à un singulier jeu de piste. Le moins que l’on puisse dire, c’est que son cabinet n’a pas pignon sur rue, dans ce pays de près de 30 millions d’habitants… Il faut être un fin connaisseur de la capitale, Kuala Lumpur, pour localiser la société Rajendram Associates. Son site Internet se résume à une simple adresse : Damansara 1, block A 10-01, à une bonne demi-heure de voiture du centre-ville futuriste de » Kuala « . On y parvient à travers un réseau dense d’autoroutes qui semble avoir été tracé, à coups d’échangeurs, dans une luxuriante végétation.
Nous y voici. C’est un immeuble sans prétention, dans un petit quartier d’affaires. A l’entrée, aucune plaque n’évoque la présence d’un avocat. Rajendram Associates, s’il est bien installé là, voisine avec des sociétés de technologie et une agence de mannequins. Le seul locataire du 10e – l’étage mentionné sur le site – n’a, a priori, rien à voir avec une profession judiciaire : il s’agit de la Skanska Building Asia Pacific, une société spécialisée dans le bâtiment.
Une simple porte vitrée munie d’un Interphone filtre l’accès à des locaux clairs et fonctionnels. L’hôtesse qui reçoit Le Vif/L’Express ce lundi 28 octobre semble être la gardienne de lieux déserts. D’après elle, six avocats se partagent ces bureaux, dont Sivajothi Muthiah Rajendram. La jeune femme, souriante, le visage en partie voilé, indique qu’il doit rentrer d’Inde dans la nuit. Rendez-vous est donc pris pour le lendemain. Mais le mardi matin, changement de ton. Une autre jeune femme ouvre la porte. Allure moderne, cheveux à la garçonne, l’air tendu. Elle nous bombarde de questions sur notre identité. » Nous ne communiquons pas avec les journalistes, assure-t-elle. M. Siva n’est pas là et, de toute façon, il vient de prendre sa retraite ! » Tout en nous étonnant qu’il ait quitté le métier dans la nuit, nous demandons comment le joindre ou, à défaut, parler à son éventuel successeur. Notre interlocutrice se présente comme la directrice du cabinet, mais, refusant de donner son identité, indique juste son prénom, Shiren. D’un ton sec, elle désigne la porte : » Nous commençons une réunion importante et vous êtes en train de créer un incident. »
A aucun moment elle n’a cherché à connaître le but de notre visite. Peut-être le sait-elle déjà… Les autorités malaisiennes ont en effet été saisies officiellement par la France du cas Rajendram. Une commission rogatoire internationale a été lancée, en toute discrétion, au début de l’été, par les juges Tournaire et Grouman, chargés du dossier Guéant, afin que la police de Kuala Lumpur interroge les acteurs de cette transaction. En d’autres termes, ils doivent surtout auditionner le mystérieux Me Siva, par ailleurs patron d’une société d’import-export locale, Samafra, et actionnaire d’une importante entreprise de BTP en Inde.
Le transfert de fonds avait pourtant été repéré par Tracfin
Les magistrats ont découvert, par hasard, la vente des deux tableaux. Ils en ont pris connaissance au détour des perquisitions effectuées au domicile de Claude Guéant et au siège de son cabinet d’avocats, dans le cadre d’une autre affaire : l’enquête sur l’éventuel soutien financier de la Libye du colonel Kadhafi à la campagne électorale de Nicolas Sarkozy, en 2007. A cette occasion, ils avaient notamment saisi 11 feuillets de relevés de comptes bancaires de la BNP. En les épluchant, ils avaient alors été intrigués par un virement de 500 000 euros provenant de Malaisie, datant de la fin de 2007. Cette année-là, ce transfert de fonds avait bien été repéré par Tracfin, la cellule du ministère des Finances spécialisée dans la lutte contre le blanchiment et la fraude. L’émetteur du virement avait même été identifié : Rajendram Associates. Mais ce » signalement » visant le puissant secrétaire général de l’Elysée n’avait donné lieu à aucune vérification complémentaire.
De Djibouti à Kuala Lumpur
C’est donc la police judiciaire française qui, avec cinq ans de retard, demande des explications à un Claude Guéant désormais bien seul sur le front des affaires. Lors de son audition, l’ex-ministre de l’Intérieur a démenti tout financement par la Libye et affirmé que les 500 000 euros proviennent de la vente des tableaux. Selon lui, c’est une ancienne ambassadrice de Malaisie en France, Hamidah Mohd Yusuf, qui est indirectement à l’origine de la transaction. Claude Guéant aurait rencontré la diplomate au cours d’une réception à Paris, à l’automne 2007. Au cours de la conversation, ils auraient abordé le sujet de la peinture. Ayant appris que le secrétaire général de l’Elysée possédait deux marines d’un peintre flamand mineur du XVIIe siècle, l’ambassadrice lui aurait fait part de l’intérêt de l’un de ses compatriotes, Me Sivajothi Muthiah Rajendram. Celui-ci serait venu en personne examiner les tableaux au domicile de Claude Guéant, en son absence. Le marché aurait été rapidement conclu, les deux hommes ne s’étant rencontrés qu’une fois.
Pour les enquêteurs, toute la question est aujourd’hui de savoir si le cabinet Rajendram est une simple » boîte à lettres » dans la transaction, et si cette vente de tableaux ne cache pas des mouvements de fonds suspects. Dès le mois de mai dernier, le magazine Charlie Hebdo affirme que l’acquéreur final de ces » oeuvres » pourrait être en réalité un avocat de Djibouti entretenant des relations d’affaires avec la Malaisie : Me Mohamed Aref. Et l’hebdomadaire d’évoquer des liens entre celui-ci et Alexandre Djouhri, un homme d’affaires ami de Claude Guéant. Sur ce point précis, ce dernier est catégorique : » Je n’ai jamais eu le moindre rapport avec ce Mohamed Aref, dont j’ai découvert récemment l’existence. Et je n’ai jamais parlé de cela avec Alexandre Djouhri « , déclare- t-il au Vif/L’Express.
Les enquêteurs n’excluent pourtant pas que la vente ne soit qu’un montage financier destiné à faciliter l’achat de l’appartement de l’ex-secrétaire général de l’Elysée. Ils disposent en effet d’un renseignement indiquant que, dans une période proche de la vente des deux marines, une somme correspondant presque à leur prix – environ 500 000 euros – est partie de Djibouti à destination de Kuala Lumpur. L’argent aurait-il atterri sur le compte de l’avocat malaisien Rajendram ? Seule la commission rogatoire adressée à Kuala Lumpur permettrait d’y voir plus clair. Pour l’heure, les autorités malaisiennes ne se sont pas montrées très diligentes pour retrouver les marines de Van Eertvelt. Qui naviguent toujours en eaux troubles.
Par Pascal Ceaux, Eric Pelletier et Jean-Marie Pontaut (à Kuala Lumpur)
» M. Siva n’est pas là et, de toute façon, il vient de prendre sa retraite ! »
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