Les damnés de la glace

Accusés de consommer trop de morues, des dizaines de milliers de jeunes phoques sont actuellement massacrés dans l’est du Canada. Non sans prendre des risques, une association (re)monte au front pour dénoncer cette chasse très brutale. Reportage dans le golfe du Saint-Laurent

De notre envoyé spécial à l’île- du-Prince-Edouard

Il est plutôt sympa, ce jeune phoque. Moustaches vibrionnantes et grands yeux noirs : une véritable peluche pour enfants. Vautré sur la glace, il arbore un gros ventre gris, bien repu. Récemment délaissé par sa mère, il n’a û théoriquement û pas trop à craindre pour l’avenir. Car celle-ci l’a nourri, pendant les premiers jours, avec l’un des laits de mammifère les plus riches au monde, au point de le faire engraisser jusqu’à 2,5 kilos par jour ! Comme des millions d’autres pinnipèdes de l’Atlantique Nord, elle a maintenant repris sa migration vers le Groenland, où elle passera l’été.

C’est tout juste s’il s’inquiète, le petit phoque, lorsque des silhouettes à deux pattes débarquent d’un chalutier, engoncées dans d’épaisses salopettes cirées. Etalés par dizaines sur ce morceau de glace à la dérive, ses congénères et lui-même ne sentent pas la menace venir. Lorsque le danger se précise, il est déjà trop tard. Un premier crâne vole en éclats, écrasé par l' » hakapik  » du chasseur, un long manche en bois pourvu d’un crochet pointu et d’un petit marteau métallique. Maladroits sur la  » terre  » ferme, les animaux n’ont pas d’échappatoire, sinon la fuite vers de û rares û zones d’eau libre, où ils risquent de se noyer. Dans un réflexe ultime et dérisoire, ils tendent le corps vers le chasseur et écartent leurs mâchoires déjà bien dentées dans l’espoir de l’intimider. Las, c’est leur tête qu’ils offrent ainsi à l’impitoyable marteau ! A chaque coup, un sinistre  » poc  » retentit, tandis qu’une gerbe de sang, crachée de la gueule, des yeux ou du crâne de l’animal, macule aussitôt la glace. Seuls les animaux à la fourrure blanche sont épargnés : trop jeunes, ils sont interdits de chasse depuis 1987. Leur fourrure est, de toute façon, boycottée par les marchés américain (1972) et européen (1982).

La scène se passe il y a deux semaines, dans l’immensité glacée du golfe du Saint-Laurent, à l’est du Canada. Depuis lors, au moins 30 000 phoques y ont été tués. Dans quelques jours, de tels tableaux se multiplieront par dizaines de milliers au large de Terre-Neuve, plus au nord. Concentrée sur quelques semaines, cette chasse à large échelle û la plus importante au monde pour les mammifères marins û fera, cette année, entre 200 000 et 300 000 victimes dans l’espèce dite  » phoque du Groenland « . En trois ans, près d’un million d’animaux seront ainsi abattus à l’hakapik, au gourdin ou, beaucoup plus rarement, à la carabine. Telle est la volonté du gouvernement d’Ottawa qui, au printemps dernier, a fixé les quotas de chasse les plus élevés depuis un demi-siècle. Principaux motifs avancés : limiter la prédation qu’exercent les phoques sur les stocks de morue et, bien sûr, encourager le marché de la fourrure. Jadis abondant, le célèbre poisson de mer est interdit de capture depuis 1992. Aux yeux des pêcheurs, il n’y a pas de doute : avec une population de 5,2 millions d’individus (soit trois fois plus qu’il y a trente ans), les phoques sont bel et bien responsables du déclin de la morue.

Pour atteindre ces zones de chasse, la voie la plus commode consiste à embarquer à bord d’un hélicoptère à partir de Charlottetown, la principale ville de l’île-du-Prince-Edouard. Si cette paisible bourgade de 30 000 âmes est surtout connue pour être le berceau fondateur de l’Etat canadien, elle constitue aussi, depuis quelques années, la base de repli d’une association internationale active dans une douzaine de pays, dont la Belgique : le Fonds international pour la protection des animaux (Ifaw). Chaque année, à la charnière des mois de mars et d’avril, ses militants guettent l’ouverture de la chasse et, le moment venu, s’envolent à la rencontre directe des chasseurs, issus û eux û des îles de la Madeleine, situées dans le golfe.

 » Allez voir à Bagdad  »

Leur but ? Rappeler à la face du monde que la chasse aux phoques n’a jamais cessé. Que, depuis l’époque pionnière des années 1970, marquées par l’engagement actif de personnalités comme Brigitte Bardot, seuls les  » blanchons  » sont épargnés (c’est-à-dire les phoques de moins de 2 semaines). Que cette chasse barbare n’est pas artisanale ni marginale : les peuplades inuites les plus proches vivent à 1 500 kilomètres plus au nord. Et que, désormais, c’est le consommateur européen qui tient dans ses mains l’avenir de ces animaux. Non qu’il soit friand de sa viande (réputée, en Europe, peu savoureuse, très grasse et peu ragoûtante), mais bien parce qu’il apprécie les peaux de phoques. Ce n’est pas tant le cuir qui intéresse le marché, mais bien l’utilisation de la fourrure pour les manteaux, les vêtements de luxe, les skis, la maroquinerie, les sièges de voitures, etc. Bref, bien avant l’Asie (intéressée, elle, par la viande et l’huile), c’est l’Europe qu’il faut convaincre d’arrêter l’importation. Et cela, quel que soit l’âge des animaux. La Belgique s’apprête à voter une loi dans ce sens. (Pour en savoir plus, consulter www.levif.be)

Vraiment barbare, cette chasse ? Autant vérifier sur le terrain. Mais quel ballet ! Quelle pièce surréaliste pour approcher les chasseurs ! Depuis l’hélicoptère, on peut déjà observer de longues arabesques rouges ou brunes, tracées sur la glace. Il s’agit des chemins empruntés par les motoneiges, sur lesquelles sont chargées les peaux, encore fumantes et dégoulinantes, après le dépeçage de l’animal. Aidés ici et là d’un mini-hélicoptère ultraléger, ces engins sillonnent la glace, collectent les cargaisons et ramènent celles-ci vers les bateaux. Les peaux sont ensuite déchargées aux îles de la Madeleine, d’où une partie sera embarquée vers des usines norvégiennes. A peine sortie de l’hélicoptère, Rebecca Aldworth, la cheville ouvrière de la campagne anti-chasse, rappelle au petit groupe les consignes de sécurité imposées par le gouvernement : interdiction totale de parler aux chasseurs et de s’en approcher à moins de dix mètres.  » Nous avons le droit d’être là. Eux aussi. Mais ils sont armés, pas nous. En cas de menace, repli général vers l’hélico !  »

Le Canada offre en effet, cette particularité étonnante aux yeux d’Européens non avertis : s’il est entendu que la nature appartient à tous, ce principe général va jusqu’à tolérer la présence d' » observateurs  » (non chasseurs) à proximité immédiate de tout acte de tir ou d’abattage. Toutefois, pour éviter les débordements des années 1970 (un hélicoptère avait été saccagé), le législateur canadien a imposé, dans le cas des phoques, une distance de sécurité de dix mètres. Si celle-ci n’est pas respectée, l’autorisation d’accès à la glace, délivrée par le département des Pêches et des Océans, sera aussitôt retirée.

Nous voilà donc partis, grands manchots enfouis dans nos combinaisons orange, alignés en rangs d’oignons derrière notre guide, trébuchant sur les blocs de glace, les yeux rivés en permanence sur les chasseurs tout proches. La scène pourrait prêter à sourire si, sous nos yeux, une pluie de coups ne s’abattait pas à nouveau sur les crânes des animaux présents. Un peu plus loin, nous découvrirons un charnier d’environ 300 animaux dépecés, entassés dans une mare de sang, leurs grands yeux noirs souvent intacts, fixés vers le ciel dans un regard vide. Dès qu’un chasseur fait demi-tour vers nous, son hakapik ou son gourdin brandi vers un phoque en fuite, nous devons replier dare-dare caméras et appareils photo pour respecter la sacro-sainte règle de  » sécurité « . Etrange, ce pas de danse accompli avec un décamètre en tête, dont les protagonistes ne peuvent û ou ne veulent û pas se parler…

Les gens d’en face, eux, se savent filmés, scrutés et épiés par les jumelles et les zooms. Pas étonnant que des injures fusent, soulignées par de vigoureux bras d’honneur.  » Si vous voulez du sang, partez à Bagdad « , crie l’un.  » Allez voir dans les porcheries comment on tue les cochons « , lance un autre, le majeur ostensiblement tendu vers le haut.  » Vous commencez à nous tanner !  » s’irritera un troisième, plus tard, avec un humour probablement involontaire. Parfois, le pied de nez aux visiteurs intempestifs est plus sournois : chansons narquoises chantées à voix haute ou û plus cruel û abandons volontaires d’animaux blessés, laissés à l’agonie sous le nez des observateurs. L’un de ces phoques, laissé parmi 15 cadavres, se videra littéralement de son sang pendant cinquante interminables minutes, agité de spasmes, la joue à moitié défoncée par l’hakapik. Malgré les appels éplorés de Rebecca û  » Il crie, venez l’achever !  » û passant ainsi outre aux consignes de silence, le trio de chasseurs, en route vers la motoneige, ne daignera pas faire demi-tour.  » Même raide mort, ça crie encore, ces bestioles-là…  » assénera l’un d’eux. C’est tout ce qu’on en tirera. Un journaliste tentera bien d’échanger quelques mots neutres et amènes. En vain.

 » Brutal mais humain  »

Si légal et si résolument non violent soit-il, ce harcèlement répétitif des chasseurs par l’association est-il le meilleur moyen pour modérer ces pratiques, voire y mettre fin ? Un jour ou l’autre, la marmite des uns ou des autres risque d’exploser.  » Nous continuerons à filmer malgré le danger, répond Rebecca Aldworth. C’est notre droit d’être ici. Le monde a besoin de ces images. A Terre-Neuve ( NDLR : où la chasse commence normalement le 12 avril), tout se passe loin des regards. Nous ne pouvons pas nous y rendre : c’est trop loin, trop cher. Et on ne peut pas compter sur la surveillance des gardes-côtes.  » De fait, en trois jours, nous verrons surgir deux fois leur hélicoptère pour vérifier… nos autorisations. Mais les officiels semblent moins regardants quant au respect des règles d’abattage : toucher l’£il du phoque avant de le dépecer, pour vérifier qu’il est bien mort ; n’utiliser les crochets que pour la manipulation de peaux, pas pour tirer des phoques morts ou vifs, etc. Manifestement, ce cadre éthique est loin d’être respecté. Nous verrons plusieurs animaux remuer les nageoires alors même que le couteau du chasseur s’enfonce dans leur chair. Selon David Lavigne, zoologiste à l’université de Guelph (Ontario) et conseiller scientifique de l’Ifaw, 42 % des phoques du Groenland sont abattus d’une façon illégale et/ou dépecés vivants.  » Ces mouvements sont de purs réflexes nerveux, rétorque-t-on chez les représentants des chasseurs. Comme une poule décapitée, qui continue à courir…  » Toujours est-il qu’en cinq ans l’Ifaw dit avoir envoyé 660 plaintes, preuves filmées à l’appui, au département des Pêches et des Océans. Toutes seraient restées sans réponse. Or, au Canada, les associations ne peuvent ester en justice pour de tels motifs. Quant aux conditions d’abattage, Roger Simon, le directeur de zone du département en question, estime qu’elles sont  » certes brutales, mais humaines « . Même si  » la méthode la plus humaine serait d’abattre les phoques lorsqu’ils ont moins de 4 jours ( NDLR : soit les  » blanchons « ), car, à cet âge, l’épaisseur de la boîte crânienne se réduit à celle d’une feuille de papier « .

Philippe Lamotte

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