Les cuvées des patrons
Hier, les Rothschild ou les Dassault. Aujourd’hui, Arnault, Pinault, Bouygues ou Bolloré… Les vieilles dynasties françaises comme les entrepreneurs se bousculent pour investir dans les grands crus. Enquête sur ces PDG qui ont fait de leurs vignobles une passion et un nouveau business.
Quand le prince Robert de Luxembourg se fait griller la politesse par Bernard Arnault. Le 19 juin dernier, Haut-Brion – célèbre château dont Monseigneur est administrateur – accueille le traditionnel dîner d’ouverture de Vinexpo, le » Mondial » des professionnels du vin, à Bordeaux. Mais le sujet de cette édition 2011, c’est bel et bien le spectaculaire nouveau chai d’un autre très grand cru, Cheval-Blanc, propriété de LVMH, inauguréà la veille à l’occasion d’un » Déjeuner sur l’herbe « . A vrai dire, Bernard Arnault et son vieux complice Albert Frère (qui possède 50 % du domaine), ont déjà organisé, le 9 juin, un repas d’anthologie pour célébrer avec le gotha la prouesse architecturale signée Christian de Portzamparc. Quelque 150 invités, figures du vignoble et proches de la famille, ont pu déguster Krug 1996, Cheval-Blanc 1988 ou Yquem 1986 (trois étiquettes de l’empire LVMH) avec une vue imprenable sur l’océan de vignes de Saint-Emilion. Princier.
Bottin mondain
Cet événement vinico-mondain tombe plutôt bien pour Arnault. Son meilleur ennemi, François Pinault, vient de faire un retour fracassant dans le vignoble en s’emparant, à la surprise générale, de Château Grillet, qui est à la vallée du Rhône ce qu’Yquem est au Bordelais. Un deal à plus de 4 millions d’euros l’hectare ! Le message est limpide : Artémis (holding familial des Pinault, déjà propriétaire de Latour), ne laissera pas la suprématie à LVMH dans les grands vins.
Que les deux milliardaires français, réputés réconciliés, s’affrontent par vignobles interposés est dans la logique de l’effervescence que connaît cette » industrie « . Depuis quinze ans, les patrons français multiplient les annonces de » diversification » dans les grands vins, généralement dans le Bordelais, mais aussi dans la vallée du Rhône, en Bourgogne, etc. Il y a peu, Christopher Descours, le jeune PDG, héritier du groupe familial (chaussures Weston), a mis sur la table 412 millions d’euros pour racheter à Rémy-Cointreau ses champagnes Piper-Heidsieck et Charles Heidsieck. Martin Bouygues et son frère Olivier ont racheté Montrose, un saint-estèphe de renom – le vin préféré aussi de feu leur père Francis. Vincent Bolloré, a acquis le Domaine de la Croix, dans le paysage idyllique de la presqu’île de Saint-Tropez. La liste est longue. Laurent et Renaud Momméja, actionnaires du groupe Hermès, ont craqué pour Fourcas Hosten, à Listrac (dans le nord du Médoc). Les Wertheimer (Chanel), déjà présents à Margaux, ont pris pied à Saint-Emilion. Les Halley (Carrefour) sont, notamment, à Fronsacà Un véritable bottin : Dominique Auzias (le Petit Futé) dans le Languedoc ; Alain-Dominique Perrin (Cartier) à Cahors ; Pierre Guénant (PGA Automobile) en Provence ; Philippe Pascal (membre du comité exécutif de LVMH), en Bourgogneà Le week-end, ces dirigeants troquent leur costume pour jouer les vignerons.
» C’est devenu un symbole de réussite «
Les familles Dassault, Mentzelopoulos et, bien sûr, Rothschild, longtemps pionnières, ne sont plus maîtres de l’échiquier. » Le phénomène s’accélère depuis les années 1990, c’est devenu un symbole de réussite « , constate Jean-Luc Coupet, expert en transactions viticoles, à la tête de Wine Bankers. Un monde où les ego de ces messieurs s’affrontent parfois violemment. En 1993, François Pinault a lancé les hostilités, faisant plier au passage la banque Paribas, en proposant une somme jugée alors » déraisonnable » (environ 100 millions d’euros) pour ravir l’exceptionnel Château Latour. Dix-huit ans plus tard, le milliardaire breton rachète le Château Grillet, face à 10 candidats. Si le montant offert a aidé, un chèque ne suffit pas. » Pinault la Terreur » a dû venir en personne plaider sa cause devant les héritiers. Comme, en son temps, Arnault : le patron de LVMH a mis quinze ans à faire céder un à un les barrages familiaux de la dynastie Lur-Saluces avant d’acquérir le roi des vins : Yquem. Récemment encore, les familles Momméja (Hermès) et Rouzaud (Roederer) ont bataillé ferme. Cette dernière l’a finalement emporté à l’issue de l’une des plus grosses négociations jamais vues : plus de 200 millions d’euros pour gagner Pichon-Longueville Comtesse de Lalande, mythique pauillac. Certaines situations sont parfois cocasses : alors que Jean et Paul-Louis Halley (ex-actionnaires de Carrefour) recherchaient activement un grand cru classé, un de leurs anciens franchisés, Gérard Perse, est parvenu à s’offrir Pavie, un des saint-émilion les plus cotésà avec la petite fortune que les mêmes Halley lui avaient lâché pour racheter ses hypers !
Acquérir un vignoble n’est décidément pas une diversification comme une autre. Robert Peugeot, président du holding familial (FFP, actionnaire majoritaire de PSA), amateur de vin, de chasse et de cigares, s’est démené pour que son clan achète, avec plusieurs associés, Château Giraud, célèbre sauternes à l’étiquette noire. Quant à Michel-Edouard Leclerc, il faut le voir venir faire le vigneron d’un soir pour vanter avec sa gouaille les mérites du bordeaux sup’ familial : Roques Mauriac. » On a tous réussi dans les affaires, on se dit tous qu’on réussira forcément dans les vignes « , admet un des intéressés.
Une chance : la rentabilité des meilleurs crus peut être phénoménale et, dans tous les cas, la valeur du foncier double tous les dix ans. Aujourd’hui, il faut débourser plus d’un demi-million d’euros pour acquérir un hectare prestigieux à Saint-Emilion, le double en Champagne, parfois le triple en Bourgogneà » Quand je montre les propositions de rachat que je reçois à mon banquier, ça lui fait plaisir « , s’amuse Gérard Perse. » Investir dans les grands vins permet aussi de sub-stantielles économies d’impôt « , précise l’avocat Alexis Dejean de La Batie, un des ténors français du conseil en transactions viticoles.
Une motivation supplémentaire pour basculer vigneron. » Beaucoup viennent chercher une seconde carrière dans le vignoble « , explique Hubert de Boüard, propriétaire d’Angélus (saint-émilion), également conseiller en vinification pour » nouveaux entrants « . Un de ses derniers clients s’appelle Carlos Ghosn. Le patron de Renault a choisi de s’impliquer financièrement et personnellement dans Ixsir, domaine créé par sa famille au Liban – un pays où il possède des racines et où son épouse passe de plus en plus de temps. Aperçu l’an passé aux ventes » primeurs » de bordeaux, le PDG se préparerait-il une retraite un sécateur à la main ?
Paul Dubrule, cofondateur du groupe Accor, a sauté le pas en relançant son Domaine de la Cavale, dans le Luberon, où ses voisins vignerons se nomment Jérôme Monod et Jean-Claude Lattèsà Il vient d’en confier la rénovation à l’architecte Jean-François Wilmotte. Les nouveaux » seigneurs des vignes » semblent rencontrer un certain succès à l’image d’Olivier Decelle (ex-Picard), qui fait l’unanimité dans le Roussillon avec Mas Amiel, Maurice Giraud (ex-MGM, immobilier alpin) à Château Pommard ou, plus méconnu, Alainà Château (ex-Oxalis, cartonneries), devenu le principal producteur de quarts-de-chaume, le » sauternes » de Loire.
Cette » déferlante » dépossède-t-elle les vieilles familles ? » N’oublions pas que nous investissons énormément, et pour le long terme « , plaide Silvio Denz. Le propriétaire des cristalleries Lalique a déboursé 15 millions d’euros pour Château Faugères et a remis une dizaine de millions supplémentaires pour élever une gigantesque » cathédrale » de vinification imaginée par l’architecte suisse Mario Botta à Saint-Emilion. Cette manne aboutit à une amélioration constante de la qualité, et contribue à préserver la suprématie du savoir-faire tricolore sur la scène internationale. En retour, ces vins deviennent pour leurs propriétaires d’extraordinaires vecteurs de communication : » Ce que je perds en marge, je le gagne en image « , a pour habitude de répéter François Pinault.
Pas étonnant que les patrons poussent l’aventure hors des frontières : les Dassault, Péré-Vergé (ex-Cristal d’Arques), Rothschild, Arnault, Auziasà dupliquent ou créent des domaines, de l’Amérique du Sud à la Chine. En 2012, Lafite aura son double dans la province du Shandong. Ces entrepreneurs ont fait de leurs châteaux de véritables marques, à l’image de Cheval-Blanc, dont un palace porte déjà le nom. Certains se sont lancés dans l’£notourisme de luxe, à l’instar des Cathiard (ex-Go Sport) qui ont répandu la vinothérapie. Autant de déclinaisons enivrantes. Mais, avec elles, c’est tout de même aussi un peu de la magie des grands vins qui s’évaporeà
BENOIST SIMMAT
Le prix des vignobles explose : Château Grillet, un côtes-du-rhône, a été cédé pour environ 15 millions d’euros, soit 4,2 millions l’hectare !
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