Les confettis de la Stasi

Morceau par morceau, des fonctionnaires reconstituent les fiches déchirées de la police secrète de l’ex-RDA. Un puzzle interminable dont l’informatique pourrait bientôt accélérer l’assemblage

Frank B. a grandi à Berlin, chez un couple d’ouvriers. La Stasi, la police secrète du régime communiste, savait tout de cet enfant de l’Assistance publique est-allemande : dans son dossier, une fiche précise ainsi que son père adoptif avait la voix sonore et pestait bruyamment contre le jeune homme quand celui-ci paressait au lit. Une autre note indique que Frank B., devenu cuisinier, s’est entretenu, un beau jour d’avril, avec sa petite amie dans le hall du restaurant où il travaillait. Décrit enfin comme un individu  » loyal et sans problèmes « , Frank B.  » analyse correctement la situation politique et n’a pas fait de mauvaise expérience avec l’appareil d’Etat « . Il choisit lui-même le pseudonyme de  » Norbert « , le 18 mai 1985, à 11 h 30 très exactement, lorsqu’il décide de travailler avec la Stasi et d’espionner pour elle ses copains de régiment au cours de son service militaire.

Toute la vie de Frank B. a été ainsi reconstituée patiemment par des fonctionnaires bavarois depuis presque dix ans, dans un bâtiment administratif de Zirndorf, petite bourgade de la banlieue de Nuremberg. Recollée, devrait-on dire : elle remplit une dizaine de pages rangées dans une chemise en carton et qui avaient été soigneusement déchirées en tout petits morceaux, à la fin de l’automne 1989. C’était juste après la chute du Mur. Aux abois, le régime communiste est-allemand avait ordonné aux officiers de ses services de renseignement de détruire discrètement leurs archives. Mais impossible de brûler toutes ces pièces sans se faire remarquer : la rue avait pris le pouvoir et les citoyens en colère occupaient déjà la plupart des locaux de la Stasi. Impossible également d’utiliser les broyeurs à papier : les machines, trop sollicitées, avaient fini par rendre l’âme. Restait la méthode manuelle : les déchirer en mille morceaux.  » Notre chance est d’avoir eu affaire à de vrais fonctionnaires allemands, qui, une fois ces documents détruits, les ont récupérés puis placés minutieusement dans des sacs, plaisante aujourd’hui Gerd Pfeiffer, directeur de la cellule de Zirndorf, le service chargé de réunir les morceaux de ce puzzle géant. Si l’un d’entre eux avait eu l’idée géniale de les éparpiller, nous n’y serions jamais arrivés !  » ajoute-t-il.

Depuis 1995, 13 personnes s’emploient à manipuler inlassablement des bouts de papier déchirés pour les recoller.  » Parfois, je tombe sur une lettre d’amour qui avait été interceptée et je m’amuse à essayer de la reconstituer, raconte ainsi Brigitte Mathes, 59 ans, qui déplie consciencieusement, à l’aide d’un fer à repasser, une page chiffonnée. Mais, le plus souvent, je découvre l’horreur de cette dictature. C’était un monde de suspicion, où les enfants dénonçaient leurs parents et les parents leurs enfants.  » Un monde dont ces feuilles rafistolées à l’aide de papier adhésif nous révèlent quelques-uns des secrets ou scandales. Les obscurs mais méticuleux fonctionnaires bavarois ont ainsi mis au jour la double vie d’un évêque de Thuringe, agent de la Stasi. Ils ont aussi démasqué un professeur espion de l’université de Kassel, qui travaillait pour l’Est, ou ont débusqué une ancienne terroriste de la Fraction armée rouge réfugiée en RDA.

A raison d’une dizaine de pages reconstituées par jour et par personne, et sachant qu’il existe au total pas moins de 16 000 sacs de documents déchirés, cette opération de restauration du passé peu glorieux de l’Allemagne de l’Est pourrait encore durerà plusieurs siècles !  » Pour les victimes du régime est-allemand, on ne peut pas attendre si longtemps, commente Christian Boos, porte-parole de l’office chargé de gérer l’ensemble des archives de l’ex-police secrète. Nous avons le devoir de les aider plus rapidement à faire ce travail de mémoire.  » L’attente est forte : depuis la chute du Mur, 5 millions de personnes ont ainsi demandé à consulter leur dossier. Elles étaient quelque 100 000 encore l’an dernier à faire la même démarche. Pour accélérer les choses, on a décidé de s’orienter vers l’achat d’un logiciel. Grâce à celui-ci, les morceaux de papier seraient  » gainés  » de deux films plastique, scannés et numérotés par l’ordinateur, qui analyserait ensuite formes, textures, couleurs et types d’écriture. Avec un tel matériel, reconstituer l’ensemble des archives ne prendrait que cinq ou six ans, au lieu deà cinq ou six siècles ! Inconvénient : il faudrait faire tourner une centaine d’ordinateurs, ce qui coûterait à peu près 60 millions d’euros. Les députés du Bundestag doivent décider prochainement s’ils autorisent ou non le développement de cette nouvelle et onéreuse technique. En attendant, les fonctionnaires de Zirndorf poursuivent leur puzzle sans fin. Pour garder le moral, l’un d’eux collectionne les perles de l’administration disparue. Comme cette note d’un officier est-allemand ignorant manifestement la géographie occidentale :  » B. est venu chercher D. à Milan pour l’emmener ensuite en Italie.  » Ou encore cette fiche qui précise sans une once d’humour :  » Pendant une chasse, M. a tiré sur son chien. Il l’avait pris pour un lapin.  »

Blandine Milcent

ôC’était un monde de suspicion, où les enfants dénonçaient leurs parents »

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire