Les chaudes couleurs de Saint-Idesbald

Elle est discrète, mais tellement attachante. A la fois ancienne et de son temps, marine et artiste, Saint-Idesbald cultive l’art des petits bonheurs. Et prodigue toujours cette lumière exceptionnelle qui a tant séduit le sculpteur George Grard et le peintre Paul Delvaux.

Aucune altesse royale, aucun people ne s’est jamais intéressé à ce  » trou perdu « . La station de Saint-Idesbald a donc poussé toute seule, comme une grande. Et le résultat est superbe. Jadis, entre 1850 et 1900, l’endroit s’appelait Zeepanne (creux de la dune) et était peuplé de rares maisons de pêcheurs. Il en existe encore quelques-unes, dont la plus belle, soigneusement restaurée, est située au n° 7 de la Paul Delvauxlaan.

Tout démarre en 1906, lorsque des bourgeois bruxellois dont l’Histoire n’a pas retenu les noms, découvrent le charme sauvage de la localité et y achètent des terrains pour bâtir des résidences d’été. Une des familles érige même, pour un fils prêtre, la pittoresque Chapelle des Lapins.

 » Les maisons de pêcheurs, construites au XIXe siècle tournaient le dos à la mer pour se protéger des intempéries et des tempêtes, explique Muriel de Gyns, guide à Saint-Idesbald. Les Bruxellois ont fait le contraire. Leurs cottages, imitant le style des fermettes de pêcheurs, faisaient face à la mer. Pour voir et être vus. Le tout premier cottage, bâti en 1906, est toujours debout. C’est la maison Albatros que l’on peut admirer au n° 14 de la Jan Pootlaan. Les premiers résidents ont aussi respecté les dénivellations du terrain, en n’hésitant pas, par exemple, à construire au sommet des dunes. L’aspect esthétique primait sur l’aspect pratique. Il y a toujours eu une fantaisie artistique à Saint-Idesbald.  »

Peu à peu, les Bruxellois abandonnent le nom Zeepanne et commencent à appeler la station naissante Saint-Idesbald, du nom d’Idesbald van der Gracht, l’abbé le plus important de l’Abbaye des Dunes, située à deux pas. On lui a ajouté le qualificatif de saint (bien qu’il ne l’ait en rien mérité !) pour que ça sonne mieux. A la même époque, entre 1900 et 1906, un certain Ernest Bertrand a l’idée d’installer, sur la route de promenade entre La Panne et Coxyde (environ deux kilomètres), un petit chalet en bois pour désaltérer les touristes. Mais il constate que son estaminet est trop éloigné de la mer et bien vite il le rapproche, en l’agrandissant, du bord de l’eau. C’est le premier hôtel du coin : le Chalet des Dunes. Il sera détruit dans les années 1950 pour faire place à un immeuble à appartements. La ville dédiera une avenue à Ernest Bertrand pour rendre hommage au  » pionnier du tourisme à Saint-Idesbald « .

Durant les premières décennies du XXe siècle, la station se développe gentiment, les belles villas se multiplient, leur look évolue selon les modes architecturales successives. Dans les années 1930, on adopte le style Art déco dont le plus bel exemple est sans doute le superbe hôtel Excelsior (10, Hotellaan), transformé aujourd’hui en centre de vacances.

George Grard, chantre de la femme

Le grand tournant survient en 1931, avec l’arrivée de George Grard, futur immense sculpteur. Né en 1901 à Tournai, Grard est très doué pour le dessin et s’inscrit, à 14 ans, à l’Académie des Beaux-Arts. Il veut devenir stucateur, un métier concret qui lui permettrait de gagner rapidement sa vie. L’un de ses professeurs devine chez lui un talent de sculpteur et réussit à convaincre sa mère de l’inscrire à l’atelier de sculpture. Grard se marie à 19 ans, un enfant naît. Pour avoir des rentrées régulières, il ouvre avec son épouse le café Le Pingouin. Il continue à sculpter à tout moment. Mais les bourgeois conservateurs et austères de Tournai ne comprennent rien à ses oeuvres, pour la plupart des femmes aux formes sensuelles et voluptueuses, de type méditerranéen.

L’artiste va donc tenter sa chance ailleurs. Son fils souffrant d’asthme, il décide de lui faire respirer de l’air iodé et débarque, en 1931, à Saint-Idesbald. Emerveillé par la lumière dorée de l’endroit, il s’y installe.  » Il était très pauvre, raconte Francine Van Mieghem, sa dernière épouse qui est également sculpteur. Il louait une maison de pêcheurs à Gijverinkhove, à deux pas de Saint-Idesbald. Pour survivre, il pêchait et braconnait dans les dunes. En 1948, quand le propriétaire est décédé, ses héritiers voulaient la vendre. Coup de chance et signe des cieux, George a vendu au même moment sa sculpture Le Printemps pour 80 000 francs. C’était le prix de la maison. Il l’a achetée, y a aménagé un vaste atelier et y a vécu toute sa vie.  »

Généreux, chaleureux et charmeur, Grard tient table ouverte, y invite tous les passionnés d’art. Petit à petit, il devient l’âme d’une bande d’artistes : Paul Delvaux qui fréquente la côte depuis 1917, le sculpteur et céramiste tournaisien Pierre Caille, le peintre bruxellois Edgard Tytgat et tant d’autres. A Gijverinkhove, on vit la vie de bohème que George Grard a résumée ainsi :  » Nous ne savions pas comment nous vivions, mais nous vivions « . Entre 1938 et 1956, sa sculpture est figurative. Grand admirateur de l’antiquité classique et de la Femme, il modèle son corps avec ses courbes, ses rondeurs et ses vallons. De cette époque datent La Mer et La Naïade qui a fait couler tant d’encre à Tournai. En 1958, le gouvernement belge lui commande L’Africaine pour le Pavillon congolais de l’Exposition universelle. A partir de ce moment son style évolue, se fait plus rugueux. Il cherche plus l’expression que la femme parfaite, il veut refléter dans le corps féminin la nature : l’eau, la montagne et les arbres.

George Grard disparaît en 1984. Dix ans plus tard, Francine Van Mieghem achète une vieille ferme jouxtant la maison et la transforme en musée. Les visiteurs peuvent y admirer la plupart des sculptures, environ 150, ainsi que la fonderie artisanale qui forme un élément didactique important. Reconnu, dès son lancement, comme  » musée de base  » par la Communauté flamande, il a malheureusement dû fermer en 2010, les charges étant trop lourdes.  » La ville de Coxyde a manifesté son intérêt pour ouvrir un vrai musée, confie Chantal Grard, le fille du sculpteur. Ma mère et moi, nous avons donc fait une donation de l’oeuvre originale de mon père à la commune. L’accord a été conclu en bonne et due forme. Hélas, le projet vient de tomber à l’eau pour cause des restrictions budgétaires.  » Le musée George Grard est donc toujours en attente…

Paul Delvaux, peintre du mystère

Né en 1897 à Antheit, Wallon d’origine, Paul Delvaux a longtemps vécu à Bruxelles et est mort, en 1994, à Furnes, en Flandre. C’est le parfait Belge. Et comme tous les Belges, il passe ses vacances à la côte, à Zeebruges, pour commencer, qu’il découvre en 1917. Au début des années 1930, il fréquente Saint-Idesbald dont il aime le calme et les couleurs. Chaque été, il s’installe chez George Grard. Entre le sculpteur,  » soupe au lait « , réputé pour ses éclats, et Delvaux, paisible et introverti, naît une amitié solide, durable et inébranlable. En 1951, le peintre fait construire sa première maison de vacances près du moulin de Coxyde. A l’approche de l’automne, il regagne son cher Boitsfort. Dans les années 1960, il achète une petite maison à Furnes, ravissante cité à deux pas de Saint-Idesbald puis, en 1984, y déménage définitivement et acquiert une maison plus grande (qui existe toujours).

Les va-et-vient continuels entre Boitsfort et la côte n’empêchent pas Delvaux de produire une oeuvre extraordinaire et exceptionnelle dont François Mitterrand dira plus tard qu’elle  » appartient à l’Histoire du siècle « . Influencé dans ses débuts par le peintre surréaliste Giorgio De Chirico et les expressionnistes flamands, il trouve rapidement sa voie. Paul Delvaux n’a de maître que lui-même, il vit hors du temps, crée son univers, subjectif, imaginaire et onirique. Les querelles esthétiques ne l’intéressent guère. Il ne cesse d’explorer et d’interpréter  » la poésie de l’inconscient « . Dans son univers pur et singulier, la réalité se superpose au rêve. De curieuses associations y naissent. Ainsi, il associe le tram… à sa mère, les grilles en fer forgé évoquent le père, sa femme Tam sera associée aux grands miroirs, présents dans de nombreuses toiles. Le peintre ne pourra jamais donner d’explication précise à ces  » rapprochements  » automatiques. Et quand on l’interroge sur l’omniprésence féminine dans ses tableaux, il répond simplement :  » Vous ne trouvez pas que la femme est importante ? « .

Paul Delvaux n’a pas eu d’enfant. A la fin des années 1970, il commence à réfléchir, avec sa femme Tam, sur le devenir de son abondante production. Dans un premier temps, il propose à Charles Van Deun, son filleul et neveu par alliance, d’assurer la gestion de ce patrimoine. Mais ce dernier ne veut pas se contenter d’être gestionnaire. Il souhaite aller plus loin et pérenniser l’oeuvre de Delvaux en ouvrant un musée. A Saint-Idesbald, bien sûr, l’endroit que le peintre adore. Très modeste, Paul Delvaux hésite, n’y croit pas et Charles Van Deun mettra dix ans pour le convaincre. Puis, il a fallu dénicher son écrin, une maison de caractère.

Le choix de Charles Van Deun et de son épouse Martine s’est porté sur une maison de pêcheurs, construite en 1886 par la famille Maes. Baptisée Vlierhof (Le jardin des sureaux), elle a eu une histoire assez mouvementée avant de devenir le musée Paul Delvaux, inauguré le 26 juin 1982. Au fil des ans, celui-ci a été agrandi à trois reprises et totalise aujourd’hui une surface d’exposition de 1 020 m². Chaque année, 30 000 visiteurs le rallient dont énormément de Japonais, grands admirateurs du peintre.

La Fondation Paul Delvaux qui gère l’institution ne reçoit aucun subside. Son objectif est de préserver et de promouvoir l’oeuvre dont le musée abrite la plus grande collection au monde. Et elle est immense ! Elle réunit environ 3 000 pièces dont 68 huiles sur toile, plus de 2 000 dessins et aquarelles, 38 carnets de croquis, la collection complète de gravures et de cuivres, des objets personnels, etc.  » Nous organisons une exposition thématique par an, note Julie Van Deun, la conservatrice du musée. En ce moment, nous présentons les dessins préparatoires des fresques qui étaient destinées au Casino d’Ostende et à la Faculté de zoologie de l’ULg. En 2015 est prévue la première grande rétrospective de l’oeuvre gravée. Paul Delvaux a aussi réalisé près de 200 estampes. L’exposition s’accompagnera de l’édition d’un catalogue raisonné.  »

Dans notre numéro du 15 août : La Panne.

Par Barbara Witkowska

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