» LES AUTORITÉS NE NOUS DEMANDENT JAMAIS NOTRE AVIS « 

Sur le terrain, les directeurs de prison francophones se débrouillent avec les moyens du bord, pris en tenaille entre leur administration et les syndicats.

Le bourbier carcéral a engendré une plante rare : le directeur-gardien-négociateur. A l’aube de la cinquantaine, Marc Dizier, directeur de la prison d’Andenne et président de l’association francophone des directeurs de prison, et Eric Delchevalerie, directeur de la prison de Namur et membre du bureau, ont déjà roulé leur bosse dans quelques établissements pénitentiaires du sud du pays. Quand une partie du personnel s’est mise en grève, il y a un mois (avec des débordements comme l’envahissement du cabinet du ministre de la Justice, le 17 mai), les directeurs de prison ont pris leur tour pour assurer le minimum vital aux détenus. C’est sur eux – et les détenus – que repose la stabilité des établissements. Ils sont une centaine de francophones (dont certains affligés d’un sous-statut d' » attachés au management opérationnel « ) pour 17 prisons (16 en Wallonie et Forest), responsables de près de 5 000 détenus.

Quelles sont les revendications des agents pénitentiaires que vous soutenez ?

Marc Dizier : Leur refus de la rationalisation voulue par le gouvernement. Depuis dix-huit mois, il a été demandé à toutes les directions des établissements du pays de réorganiser le travail de façon à économiser l’équivalent de 10 % du personnel actuel. L’ensemble des directeurs francophones a refusé. On peut réfléchir à une manière de travailler autrement mais pas avec cet objectif linéaire. Personne, dans l’administration, ne nous a demandé les raisons de notre refus alors que nous avions des arguments précis. Il y a simplement eu rupture de dialogue avec notre hiérarchie.

Eric Delchevalerie : Parallèlement, les directeurs dénoncent un problème d’absentéisme. Il y a un petit nombre de profiteurs sur lesquels il faut agir car ils ternissent l’image de la profession et ils empêchent d’autres surveillants de prendre leurs congés légaux. Il y a beaucoup de congés de circonstances diverses qui s’ajoutent aux congés légaux. Les agents les planifient dans leur agenda. Ça existe partout, mais le problème est que nous fonctionnons en service continu, comme dans les hôpitaux. Il faut un cadre minimum et, donc, il n’est pas possible d’accorder tous les congés que souhaitent les travailleurs. Certains remettent alors des certificats médicaux, parfois parce qu’ils n’ont réellement pas d’autre choix.

M. D. : A Andenne, nous disposons théoriquement de 50 agents pénitentiaires par pause mais on tourne généralement avec 38. Chaque jour, à chaque pause, le chef des surveillants signe une feuille de service incomplète. Avant de commencer la journée, on sait qu’il manquera 10 à 15 % du personnel. La nuit, on travaille souvent avec un effectif complet car le travail est différent : il n’y a pas de contact avec les détenus, les primes sont motivantes. Les agents qui viennent travailler régulièrement sont pigeons car ils ont du mal à prendre leurs congés, faute d’effectifs suffisants. C’est comme ça dans toutes les prisons. L’administration est consciente du problème.

E. D. : Il faudrait contrôler l’octroi des congés de maladie mais c’est impossible. L’absentéisme est dû aussi à la pénibilité du travail. La priorité, pour un agent pénitentiaire, c’est de pouvoir prendre ses congés. Cela peut paraître heurtant mais, en termes de management, il faut l’entendre.

M. D. : Alors que nous sommes en première ligne et les seuls experts du terrain pénitentiaire, les autorités ne nous demandent jamais notre avis sur rien. La pauvreté du dialogue est la conséquence d’une dégradation déjà ancienne qui concerne tout le système judiciaire – police, magistrature, prisons.

Et puis, il y a la vétusté des établissements…

M. D. : A l’exception des nouvelles prisons de Leuze et de Marche et de celle d’Andenne, qui a 20 ans, on vit, côté francophone, dans des établissements du XIXe siècle qui ont, au mieux, été un peu rénovés.

E. D. : Ici, à la prison de Namur, il y a un  » poste de commandement intégré  » (PCI) avec 80 caméras. Le matériel a été installé, il y a plus d’un an, et des agents ont été formés pour s’en servir. Coût : 1 million d’euros. La garantie va bientôt expirer et on n’a pas le personnel suffisant pour le faire fonctionner. Il faudrait 8 postes supplémentaires. Nous avons un cadre de référence de 145 équivalents temps plein pour 205 détenus mais, aujourd’hui, nous n’avons plus que 135 agents.

M. D. : A Andenne, il y a 302 équivalents temps plein pour 420 détenus. Il y a beaucoup plus de mouvements dans les prisons, ce qui occasionne un travail supplémentaire pour les surveillants. Le cadre est calculé par l’administration sur la base de 186,5 jours prestés par agent, annuellement. En réalité, ceux-ci travaillent en moyenne 160 jours par an si l’on tient compte de l’absentéisme et de toutes les façons, légales et moins légales, de ne pas venir travailler. Tout le monde, administration et syndicats compris, sait bien qu’il faudrait modifier ce diviseur pour permettre un calcul des effectifs réellement adapté aux missions.

Pourquoi les établissements du nord du pays ne sont-ils pas en grève ?

E.D. : Les prisons flamandes sont confrontées au même problème d’absentéisme. Cela grogne aussi chez eux mais ils ne sont pas dans la rue. C’est une question de culture. Les agents francophones ne demandent pas de prime supplémentaire, ils veulent simplement qu’on ne leur retire pas encore des moyens. Côté flamand, les agents semblent accepter la  » flexi-prime  » et de limiter le régime des détenus, tant pis pour ces derniers… Un établissement ouvre de 6 à 22 heures. En gros, les mouvements de détenus ont lieu entre 7 heures et 15 h 30. Après commencent les activités plus ludiques comme le sport, la bibliothèque, les préaux, le téléphone, etc., pour lesquelles le détenu doit être accompagné par un agent. Mettre un terme plus tôt à ces activités jusqu’au lendemain, sans accès au téléphone, n’est pas imaginable. D’autant que les infrastructures sont différentes. En Flandre, il y a peut-être plus d’établissements avec téléphone et douche en cellule qu’en Wallonie, à l’exception des établissements les plus récents : Marche et Leuze. Le téléphone en cellule économise des postes de gardien, car il ne faut pas conduire chaque détenu jusqu’au téléphone. C’est parfois aussi simple que cela.

M. D. : Depuis deux ou trois ans, les directeurs francophones demandaient de pouvoir autoriser les gsm en prison. De toute façon, il y en a déjà beaucoup… Les téléphones en cellule ne sont pas plus contrôlés que ne le seraient des gsm. Maintenant, avec des djihadistes en prison, il est acquis qu’il n’y aura pas d’autorisation.

E. D. : Il y a une différence manifeste de qualité et d’entretien des infrastructures en Wallonie et en Flandre. La surpopulation est inférieure en Flandre (105 % contre 115 %). Quand on voit l’état des prisons flamandes et des prisons francophones, on ne peut s’empêcher de constater que c’est le plus souvent dans la même Région qu’on rénove. On a Marche et Leuze, d’un côté, mais Hasselt, Beveren, Dendermonde et, bientôt, Turnhout, de l’autre.

Le fédéral n’est pas le seul en cause. La Fédération Wallonie-Bruxelles a aussi désinvesti les prisons…

M. D. : Il faut aussi parler de la prise en charge des détenus pendant leur incarcération : accompagnement psychosocial, plan de réinsertion, etc., qui dépend des Communautés. Et, là, il y a clairement un désinvestissement du sud par rapport au nord ! La Communauté flamande a largement investi le terrain de l’aide au détenu tandis que, du côté francophone, c’est quasi le désert. Exemple : le service psychosocial fédéral de la prison d’Andenne, qui est chargé d’accueillir le détenu et de préparer le dossier de ses permissions de sortie, compte une vingtaine de personnes : psychologues, psychiatres, assistantes sociales. En revanche, le travail psychosocial de suivi, qui est de la compétence des Communautés, c’est quatre personnes en tout et pour tout.

La population carcérale a-t-elle changé ?

M. D. : A Andenne, la moitié des détenus sont étrangers, donc non belges. Quarante pourcents de l’autre moitié sont des Belges d’origine maghrébine. Les étrangers ou les Belges d’origine maghrébine ne sont pas plus délinquants que les Belges ou les Belgo-Belges. Mais ils appartiennent aux couches de la population dont le type de délinquance est puni beaucoup plus souvent d’une peine de prison. Quand il s’agit d’un politique, on ne lève même pas son immunité parlementaire. C’est la fable des Animaux malades de la peste :  » Que vous soyez puissants ou misérables…  »

La majorité des détenus viennent de Bruxelles ou de Charleroi. Pour venir de Bruxelles, le samedi matin, les femmes prennent le bus, puis, le train jusque Namur, ensuite Andenne. Elles doivent encore parcourir trois kilomètres à pied sur une route de zoning industriel sans trottoir, il faut imaginer ça, avec les enfants… Elles sont d’une abnégation extraordinaire. Il est question de construire une nouvelle prison à Vresse-sur-Semois, à 60 km de Namur, quasi inaccessible. C’est surréaliste. C’est une décision purement politique. Sur la base de quels critères ?

La prison d’Ittre comprend une section spéciale pour les détenus prosélytes, avec du personnel formé en conséquence. Mais il y a aussi des établissements dits  » satellites « , Lantin et Andenne, où les condamnés pour terrorisme qui ne sont pas considérés comme prosélytes seront incarcérés. On ne sait pas ce qu’on doit en faire : les mélanger à d’autres détenus ou pas ? Chacun fait à sa mode. Nous demandons des instructions mais nous n’en avons pas…

ENTRETIEN : MARIE-CÉCILE ROYEN ET THIERRY DENOËL

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