Les années rouges de Daniel Darc

Philippe Cornet
Philippe Cornet Journaliste musique

L’ancien garçon du groupe Taxi Girl, tombé dans la poudreuse d’une génération, renaît par la grâce d’un superbe dis- que aux tonalités chair, Crèvec£ur . Entre Dieu et l’alcool, avec une qualité gainsbour- gienne…

CD Crèvec£ur, chez Universal.

Mon foie m’a handicapé, ma foi m’a aidé.  » Daniel Darc est conscient que le jeu de mots bancal traduit néanmoins parfaitement sa vie chaotique, longtemps dissolue dans l’alcool et l’héroïne. Avant de devenir ce quadra légèrement voûté au bizarre sourire d’enfant, Daniel Darc a été le fringant chanteur d’une bande néo-punk chic de la fin des années 1970 : Taxi Girl. Ce groupe parisien arrogant sert de véhicule aux fantasmes et traumatismes de Daniel  » Rozoum  » Darc, petit-fils de victimes de la Shoah, épris de littérature et de poésie rock’n’roll. Dans Taxi Girl, il côtoie un certain Mirwais û futur producteur millionnaire de Madonna… û et écrit les paroles d’un tube énorme, sorti en 1981, Cherchez le garçon. Chanson transgénérationnelle qui, deux décennies plus tard, atterrit dans un radio-crochet ambitieux nommé Star-Academy. D’où un imposant (re)jackpot de droits d’auteur :  » Sinon, je vivais d’expédients : je suis un fils de prolo et j’ai été habitué à vivre de peu de chose. J’ai un grand système que tout le monde connaît : j’emprunte à un ami que je rembourse après quinze jours, puis j’emprunte à un autre et voilà. Une tournante, pas sexuelle.  »

Destin pathétique, étoile filante parmi tant d’autres de la galaxie rock, Daniel aurait pu continuer à tuer le temps en regardant Amour, gloire et beauté ( sic), vautré dans la paresse de journées informelles, gravées dans l’alcool. Et puis, le désir d’écrire û jamais véritablement parti û est revenu sous forme de rencontre avec Frédéric Lo, musicien discret et voisin :  » Il m’a proposé de faire un texte pour l’album de Dani, et je pensais que ce serait un autre projet sans lendemain. Mais cela a fonctionné.  » Le résultat de ce télescopage Darc/Lo s’appelle Crèvec£ur, soit douze titres inévitablement mélancoliques, à la hauteur du titre qui évoque les sentiments perforés de la vie. Crèvec£ur est bien évidemment le disque que personne n’attendait plus, même si, après Taxi Girl (implosé dès 1986), Darc a irrégulièrement montré les traces de son talent de conteur au noir, adepte d’histoires cramées où le corps n’est plus que le véhicule impuissant d’un c£ur déserté.

Sur cette renaissance discographique aux arrangements dépouillés, on découvre plusieurs chansons envoûtantes dont on rêve qu’elles aient le futur de productions françaises à succès comme celles de Vincent Delerm ou de Carla Bruni. Si Rouge Rose, Elegie 2, Si tu vas là-bas et l’irrésistible Je me souviens, je me rappelle témoignent d’un profond sens mélodique, elles sont aussi la traduction des blessures de Daniel Darc, mélange explosif de croyant, de nihiliste, d’amoureux immodéré de la littérature et de toxicomanie :  » A un moment, je me suis rendu compte que ce disque était sérieux et que, si je voulais assurer pour la scène, il fallait me désintoxiquer de l’alcool, ce qui est beaucoup plus dur que de l’héroïne. Je le sais puisque j’ai quitté l’héroïne de moi-même il y a dix ou quinze ans : avec l’alcool, c’est impossible à faire tout seul…  » Carburant à l’équivalent bières de deux litres de whisky par jour, Darc en est réduit aux delirium tremens récurrents :  » Pas d’éléphants roses, mais des espèces d’insectes en trois dimensions qui grouillent et qui vous arrivent sur la gueule. Je parlais aussi avec mon père, mort depuis cinq ans « …

Aujourd’hui, Darc a décroché de l’alcool, même si son corps, largement tatoué, en a visiblement gardé des traces : une fatigue prématurée du regard et un soupçon de méfiance qui n’empêchent d’ailleurs pas l’ex-Taxi Girl de croire toujours en deux religions, Dieu et le rock.  » Pour moi, même si le rock’n’roll est un truc de petits-bourgeois blancs, c’est quelque chose de sacré. Vivre le rock, ce n’est pas se foutre en l’air à 19 ans ( NDLR : comme le premier batteur de Taxi Girl, Pierre Wolfsohn, overdosé en 1981), mais vivre et rester intègre. La mort est extrêmement romantique, mais elle ne l’est pas pour ceux qui survivent. Darc, qui se dit aussi  » nihiliste « , nourrit nombre de contradictions apparentes, celles qui donnent à Crèvec£ur des allures de pessimisme sublimé, au carrefour de la prose sombre et de la pop claire. Un petit air de Gainsbourg…  » Je ne sais plus si c’est Jacques Duvall ou Jay Alanski ( NDLR : tous deux paroliers) qui a dit : ô Je suis plus fort que Gainsbourg parce que Gainsbourg venait de Vian et moi, je viens directement de Gainsbourg ».  » Gainsbourg û qui a tout trouvé û, Vian, et puis des femmes comme Fréhel ou Damia m’ont fait penser qu’il y avait peut-être quelque chose à faire en français sur du rock, le rock qui n’est pas une musique mais une façon de vivre… En disant cela, je sais que j’enfonce un peu des portes ouvertes mais on se fait moins mal comme ça…  » ( sourire).

Drôle de Darc que ce Daniel à la voix limitée évoquant l’absolu. Et décidant de conclure ce beau Crèvec£ur chiffonné par Psaume 23, chanson lente à l’orgue  » velvetien  » dont le texte est tiré de la Bible :  » Les Psaumes, la Bible sont les plus beaux textes jamais écrits, même si on est athée, agnostique. Il y a un psaume pour chaque moment de la vie. Lisez-les, lisez le livre de Job : dans l’Ancien Testament, les gens interpellent Dieu et lui demandent des comptes. C’est un truc juif ça !  » ( sourire). Juif par son père, catholique par sa mère (non pratiquante), russe devant l’Eternel : Daniel Darc n’a pas oublié sa famille décimée à Auschwitz, ni les collabos qui ont dénoncé sa grand-mère :  » Un d’entre eux s’appelait Martin, j’ai les noms chez moi…  » Même s’il est converti au protestantisme  » parce qu’avec un pape comme celui-ci, c’est la seule façon de pouvoir être chrétien… « , Daniel Darc parvient û presque û à nous faire croire que le rock est toujours une religion viable. En tout cas, une croyance de fond.

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