» Les Américains ont besoin de nous « 

Au moment où l’ONU amorce son retour à Bagdad, rencontre avec un homme clé des Nations unies, l’écrivain indien Shashi Tharoor, confident de Kofi Annan. Il évoque le rôle que l’organisation peut jouer dans le processus politique en Irak

Secrétaire général adjoint des Nations unies chargé de l’information et de la communication, Shashi Tharoor est l’un des plus proches conseillers du grand patron de l’organisation, Kofi Annan. Une complicité qui remonte aux années 1990 : le haut fonctionnaire et écrivain d’origine indienne était l’assistant spécial d’Annan, alors à la tête des opérations de maintien de la paix. Les deux hommes sont donc directement impliqués dans les débâcles onusiennes en Somalie, en Bosnie et au Rwanda. Devenu aujourd’hui l’une des personnalités les plus en vue du  » machin « , Tharoor en défend inlassablement l’image, ternie depuis le déclenchement de la crise irakienne.

Car l’ONU revient de loin. L’administration Bush lui a reproché de ne pas avoir approuvé l’intervention militaire américano-britannique en Irak, tandis que les pays  » anti-guerre  » déploraient qu’elle n’ait pu empêcher le conflit.  » Les deux camps nous ont trouvé inefficaces « , reconnaît Shashi Tharoor. Marginalisée par Washington pendant les mois qui ont suivi l’effondrement du régime de Saddam Hussein, l’organisation est toutefois parvenue à influencer la nomination du gouvernement provisoire irakien qui assiste la coalition. Mais, le 19 août 2003, le représentant spécial de Kofi Annan en Irak, Sergio Vieira de Mello, collègue et ami de Tharoor, disparaissait avec d’autres  » guerriers de la paix  » dans l’attentat contre le QG de l’ONU à Bagdad. Sous le choc, Annan a rapatrié l’ensemble du personnel des Nations unies.

Le secrétaire général ne cessera ensuite de répéter qu’il ne peut risquer la vie de ses hommes si l’ONU n’obtient pas la garantie de participer activement au processus politique. Près de six mois après le carnage d’août, la sécurité est loin d’être rétablie en Irak. Mais les Etats-Unis, confrontés aux revendications de la majorité chiite irakienne, ont appelé l’ONU à l’aide le 19 janvier. L’organisation a alors surmonté ses réticences. Entretien avec Shashi Tharoor, alors qu’Annan envoie à Bagdad une  » mission technique  » chargée d’indiquer la meilleure voie pour aboutir à l’installation d’un gouvernement provisoire.

Le Vif/L’Express : Il y a quelques semaines encore, Paul Bremer, le  » proconsul  » américain en Irak, qui prend ses ordres au Pentagone, donnait l’impression de vouloir se passer de l’ONU dans le processus de transfert du pouvoir aux Irakiens. Pourquoi le vent a- t-il tourné ?

Shashi Tharoor : Les Américains ont besoin de nous. Face aux difficultés rencontrées en Irak, ils ont décidé de remettre le pouvoir aux Irakiens le 30 juin 2004. Mais le scénario politique imaginé par la puissance occupante est dans l’impasse. L’accord conclu en novembre entre l’administrateur américain Bremer et le conseil intérimaire de gouvernement irakien prévoit la désignation d’un parlement transitoire par des  » caucus  » régionaux. Or la plus haute autorité chiite du pays, l’ayatollah Ali Al-Sistani, s’oppose à cette formule et réclame un scrutin direct qui refléterait plus fidèlement la supériorité numérique des chiites. Le même Sistani nous a sollicités pour que nous étudiions la faisabilité d’une élection dans un délai rapproché.

Kofi Annan veut que l’ONU puisse peser sur la transition politique en Irak. N’allez-vous pas, au contraire, participer à un processus dans lequel vous n’avez rien décidé ?

Initialement, nous n’avions pas prévu d’intervenir dans la phase actuelle. Nous ne voulions pas être impliqués dans l’occupation de l’Irak. Ce qui aurait de lourdes conséquences sur le plan de la sécurité et ne nous permettrait pas d’agir en tant que force indépendante. Nous nous préparions à nous rendre utiles dans la  » phase 2 « , celle de l’après-coalition. Néanmoins, il aurait été irresponsable de ne pas répondre aux appels des Américains et aux sollicitations des chiites. La stabilité de l’Irak nous concerne tous. Si nous ne faisons rien aujourd’hui pour trouver une issue, il n’y aura peut-être même pas de  » phase2  » ! Notre mission technique est toutefois une simple expertise, pas une démarche politique.

Les dirigeants chiites réclament la tenue d’un scrutin avant la remise du pouvoir aux Irakiens, le 30 juin. Si cette solution, difficilement envisageable en un laps de temps aussi court, n’est pas retenue, quelle solution préconisera l’ONU ?

Il est trop tôt pour préjuger des résultats de la mission. Kofi Annan a, certes, déjà laissé entendre qu’une élection générale est techniquement difficile et politiquement peu souhaitable dans un pays aussi instable. Mais on ne peut ignorer la position chiite. Il faudra donc imaginer une formule de compromis entre les législatives et le système de  » caucus  » régionaux, afin de permettre la formation d’un gouvernement provisoire. L’ONU présente l’avantage d’être un partenaire accepté par tous les responsables politiques irakiens, y compris ceux qui rejettent tout contact avec les Américains.

A terme, quel rôle politique jouera l’ONU en Irak ? Quels précédents peuvent servir de modèle ?

Une certitude : en Irak, ce sont les Irakiens et non les Nations unies qui gouverneront. On ne peut donc s’inspirer du modèle adopté pour le Kosovo, où nous avons pris en main le volet civil et l’Otan, l’aspect militaire. Au Timor-Oriental, l’Untaet, l’administration transitoire de l’ONU, s’est occupée de tout : le civil et le militaire. En Afghanistan, nous ne faisons ni l’un ni l’autre, mais nous avons joué le rôle de  » sage-femme  » : juste après la guerre, nous avons invité les dirigeants afghans à la conférence de Bonn, qui a permis d’accoucher d’une solution politique. Il est trop tard pour une telle initiative en Irak, où prévaudra donc un quatrième modèle. Ses contours en sont encore à préciser, mais tout indique que les Nations unies, qui poursuivront leur effort humanitaire, seront en outre impliquées dans l’organisation d’élections, dans la rédaction d’une Constitution et qu’elles auront leur mot à dire dans la reconstruction.

Le véritable retour de l’ONU en Irak ne se fera donc qu’après le 30 juin. Des Casques bleus viendront-ils alors épauler le nouveau gouvernement irakien ?

La question des Casques bleus n’est pas posée aujourd’hui et ne se posera pas demain. En revanche, Kofi Annan évoque déjà le déploiement d’une force internationale sous mandat de l’ONU.

Lors de l’attentat d’août dernier à Bagdad, vous avez perdu votre ami Sergio Vieira de Mello, brillant et coura- geux diplomate présent sur tous les fronts. Ce choc modifie-t-il la perception que vous avez du dossier irakien ?

Le 19 août 2003, c’est notre 11 septembre à nous. Ce jour-là, nous avons perdu nos collègues et amis, mais aussi notre innocence. Etrangers à la bataille, nous n’avions jamais pensé que nous serions une cible. Il m’est impossible d’évoquer sans émotion cet attentat contre le QG onusien et la disparition de Sergio. Mais nous sommes des professionnels. La mort, le 17 septembre 1961, de notre secrétaire général Dag Hammarskjöld, dont l’avion s’est écrasé à Ndola, en Zambie, près de la frontière katangaise, avait également provoqué la consternation au siège des Nations unies à New York. Cela n’a pas conduit l’ONU à abandonner le Congo à son anarchie.

Entretien : Olivier Rogeau

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