Les alcôves de la collaboration

Dans un livre dérangeant, 1940-1945, années érotiques, Patrick Buisson, directeur de la chaîne Histoire, revisite l’Occupation sous l’angle de la libido. Ou comment une France dévirilisée par la défaite – qu’il s’agisse des citoyens de base, des intellectuels ou des ministres collabos – eut les yeux de Chimène pour les  » grands barbares blonds « . Extraits.

Juin 1940 :  » Toutes les filles courent aprÈs les Allemands « 

Sur le passage des colonnes allemandes échelonnées comme pour la parade, progressant dans un ordre parfait en dépit de longues et épuisantes marches, Mauriac a vu des  » figures excitées comme pour le Tour de France « , Blondin des  » villages putassièrement offerts « . Plus sobrement, Frédérique Moret note dans son journal que les filles sont au premier rang et agitent la main en signe de bienvenue, lors de l’entrée des Allemands à Mazières (Maine-et-Loire), le 22 juin. Avant d’ajouter, une semaine plus tard :  » Je ne vais plus sur le trottoir voir passer les Allemands. Ils roulent comme chez eux, en touristes. Toutes les filles leur courent après.  » Les jeunes officiers  » de belle stature et de type archange « , dont on admire les imperméables gris et les capes, sont particulièrement entourés.  » Leur casque est d’un coiffant !  » s’enthousiasment des dames sur leur passage. Même constat, à un jour près, dans les rues de Concarneau, sous la plume, cette fois, de Benoîte Groult :  » Des jeunes filles [à] montaient sur les marchepieds et souriaient à nos ennemis comme s’ils venaient d’un pays allié, elles regardaient en se haussant sur la pointe des pieds l’intérieur des voitures, du regard qu’elles ont pour les roulottes du cirque Pinder. Honteuse impudeur de ces grues. Elles leur offraient des oranges et moi j’aurais voulu les larder de coups de fourchette, ces chiennes en chaleur. Comment ne pas avoir plus de patriotisme ? France adorée, tu es trahie. « 

Le Prince Éric, un scout aux allures de membre de la Hitlerjugend

Le premier tome de la saga du Prince Eric, Le Bracelet de vermeil, est publié en février 1937 par une maison d’édition alsacienne, Alsatia ; la collection Signe de piste est lancée. L’histoire séduit par la nouveauté du ton, mais ce sont les illustrations qui fascinent. […] Les corps adolescents de Joubert, qui forment l’imagerie du Bracelet de vermeil, n’était l’uniforme qui les sangle, sont des corps indifférenciés presque asexués, porteurs de fortes pulsions homoérotiques. […]

A l’automne 1940, Joubert et Verdilhac [alias Serge Dalens, l’auteur des textes] se retrouvent à Vichy. Le premier pour un bref passage au sein de la direction des Scouts de France, qui s’y est momentanément transportée, le second, plus durablement, au secrétariat général à la Jeunesse […] pour y diriger les délégués régionaux puis, en tant que fondateur, les centres de rééducation pour jeunes délinquants. […] En janvier 1943 paraît La Mort d’Eric, quatrième volume du cycle […]. L’action, cette fois, se situe pendant la  » drôle de guerre  » et la campagne de France. […] Quelque chose s’est affermi dans le trait de Joubert et dans son univers graphique, qui semble s’être ajusté sur l’esthétique national-socialiste, via un détour commun par le style néomédiéval, comme s’il s’agissait de s’approprier la virilité du vainqueur. […] L’insouciance des éphèbes a laissé place à un noir romantisme, les sylphes graciles ont cédé le pas à des garçons à l’air déterminé, à la carrure solide, aux genoux puissants. Autant de références et d’hommages indirects aux vainqueurs, que Dalens-Verdilhac n’hésite pas à expliciter dans un avant-propos où il interpelle ses jeunes lecteurs :  » Ouvre les yeux sur l’Europe : devant ces Allemands orgueilleux de l’être, ressuscite la France. Crois au travail, à l’intelligence, à la force. Toi, deviens un conquérant.  » […] Un mythe est né, qui va survoler quatre générations, superposer irrésistiblement à l’utopie scoute le visage d’Eric, les volutes blondes de ses mèches, la perfection de son corps aux membres déliés si semblables à ceux de la Hitlerjugend.

Jean Marais, mannequin malgré lui

La consécration que Marais avait jusque-là vainement courtisée déboule en trombe, le 14 octobre 1943, avec la sortie de L’Eternel Retour, une libre transposition de la légende germanique de Tristan et Isolde, signée de Jean Delannoy pour la réalisation et de Jean Cocteau pour le scénario. […] L’anatomie sculpturale de Marais, sa beauté saine et triomphante, ses poses figées et hiératiques, ses bottes lourdes comme un piédestal en font la copie vivante des statues d’Arno Breker. Habité par son fantasme fusionnel, qui le pousse à ne négliger aucun détail, Cocteau, omniprésent sur le tournage, veille à ce que les cheveux de Marais-Tristan et de son Isolde de cinéma, l’actrice Madeleine Sologne, soient blondis jusqu’à cette blancheur qu’est la blondeur nordique, à la manière des marbres du sculpteur du IIIe Reich.

Jean Genet, germanophile

Ces années vert-de-gris furent pour lui un émerveillement de tous les sens, une fête intérieure, un tourbillon érotique  » plus enivrant quelquefois que la jouissance elle-même « . Bandaison ininterrompue :  » Combien de fois n’ai-je pas désiré tuer ces beaux gosses qui me gênaient, puisque je n’avais pas assez de bite pour les enfiler tous et ensemble, pas assez de sperme pour les gaver !  » Sur le boulevard Saint-Michel, François Sentein l’apercevait, de temps à autre, trottinant comme un caniche à côté d’un soldat allemand. Etait-ce Erik, l’amant mystérieux pour qui il avait momentanément quitté sa chambre de l’hôtel de Suède, face à la Seine, afin de se mettre en ménage chez Paule Allard, future collaboratrice des Temps modernes ? Le preux feldgrau fut tué sur le front russe, mais Genet bandait encore quand il le fit revivre à travers la caricature monstrueuse et délirante d’Erik Seiler, le héros de Pompes funèbres,  » mollets de fer  » et  » lourdes bourses « , auquel le narrateur n’eut aucun mal à s’identifier, tant il avait vécu ces années-là en immersion dans un  » cortège de guerriers casqués, poudrés, fleuris, embaumés, rieurs ou sévères, nus ou bardés de cuir, de fer, [à] porteurs d’oriflammes rouges signées de noir « . De même qu’il s’identifiait crânement à l' » increvable solitude  » des miliciens,  » maudits comme des reptiles « , plus réprouvés que les filles et les voleurs, plus parias que les pédérastes eux-mêmes. Suprématie esthétique du mal, noblesse de la violence, sanctification et glorification du crime, enthousiasme pour le décorum du IIIe Reich, amour des jeunes héros au destin fort et tragique, Genet s’empara de l’idéologie nazie comme d’un stimulant érotique, d’un scénario à l’intérieur duquel, complice ou comparse, il pouvait enfin déployer toutes les ressources de sa sensibilité ou de son imaginaire.

Jacques Benoist-Méchin, historien et ministre amoureux de l’Allemagne

Derrière le choix politique de ce germanophile à la veine prolifique, il y a avant tout un choix esthétique, une reddition amoureuse habillée de pied en cap sous le drapé doctrinal d’un idéologue soucieux de préserver les apparences et de situer son engagement à hauteur de visionnaire, sur les cimes de la pensée créatrice et du pur esprit. Pourtant, ce qu’il aime par-dessus tout dans l’Allemagne national-socialiste, ce sont les Allemands, la force et la jeunesse divinisées, les corps glorieux de ces garçons si semblables aux jeunes prostitués qu’il aimait à fréquenter Unter den Linden, quelques années auparavant. Son Allemagne est le pays du nazisme comme phénomène érotique de masse, corrupteur et envoûtant, ténébreux et indépassable, renouvelant la poésie spartiate avec le lyrisme charnel de ces phalanges blondes et musculeuses, le déploiement de ces fastes d’énergie à la lueur des flambeaux qui font scintiller les cuirs noirs ou fauves et l’acier des poignards. Il l’avouera, plus tard, en prison :  » C’était le style particulier du fascisme et du national-socialisme qui m’avait séduit, tout d’abord, plutôt que tel ou tel aspect de leurs doctrines sociales ou économiques […]. J’avais constaté que la puissance et la beauté sont deux phénomènes inséparables et que les grandes époques politiques coïncident invariablement avec les grandes époques de l’art.  » […]

Le retour de Laval, en avril 1942, offre à Benoist-Méchin, promu secrétaire d’Etat auprès du nouveau chef du gouvernement, l’occasion d’accomplir symboliquement ce dessein. Il convainc Arno Breker de venir exposer ses £uvres à Paris, non sous la protection des  » baïonnettes allemandes  » – ce serait pour lui un affront – mais à l’invitation du gouvernement, de la municipalité et des artistes français. L’exposition est inaugurée le 15 mai à l’Orangerie. […]

Le déjeuner à Matignon, en présence de Laval et des corps constitués, confère à l’événement une incontestable dimension politique. Au soir de ce triomphe, Benoist-Méchin a fui les invitations. Il est rentré chez lui, dans son appartement du 52, avenue de Clichy, où l’attendait sa vieille mère. Il y a déjà plus de deux mois que Laval a rangé dans un tiroir le rapport de police daté du 28 février 1942 signalant que le ministre Benoist-Méchin entretenait une relation intime avec un très jeune soldat de l’armée allemande. l

1940-1945, années érotiques. Vichy ou les infortunes de la vertu, par Patrick Buisson. Albin Michel, 570 p.

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