L’épopée d’un séducteur

Il n’était ni de grande naissance ni riche et était sans projets. Comment un fils de comédiens vénitiens, aventurier, romancier, polémiste et avant tout joueur de sa propre vie, a-t-il pu incarner le mythe du séducteur ? Et s’imposer, par ses Mémoires, comme le grand encyclopédiste du XVIIIe siècle ?

 » Ce serait un bien bel homme, s’il n’était pas laid ; il est grand, bâti en Hercule ; mais un teint africain, des yeux vifs, pleins d’esprit à la vérité, mais qui annoncent toujours la susceptibilité, l’inquiétude ou la rancune, lui donnent un peu l’air féroce…  » (1). Tel que le décrit le prince de Ligne, ami de ses vieux jours, Casanova est une surprise destinée à étonner tous les siècles, et d’abord le sien.  » Tu me supposes riche ; je ne le suis pas. Je n’aurai plus rien quand j’aurai fini de vider ma bourse. Tu me supposes, peut-être, homme de grande naissance, et je suis d’une condition inférieure, ou égale à la tienne. Je n’ai aucun talent lucratif, aucun emploi, aucun fondement pour être certain que j’aurai de quoi manger dans quelques mois. Je n’ai ni parents, ni amis, ni aucun droit pour prétendre, et aucun projet solide  » (2). Ainsi parlait-il à Thérèse, l’une de ses premières amours. Comment cet homme-là s’est-il inscrit dans les mémoires comme l’un de nos plus grands séducteurs ? Quatre réponses, pour quatre siècles.

LE JOUISSEUR ET LES FISSURES

Au XVIIIe, Casanova a séduit toute l’Europe, parce qu’il a fait vibrer chez les femmes un écho aux contraintes qui pesaient sur lui – sur son désir de plaire, d’être aimé et de réussir. Dans une société très compartimentée, mais en voie de fissuration, il a su donner le change au jeu social. Car Giacomo n’est pas un dominant.  » Il est fier, dit son ami, parce qu’il n’est rien et qu’il n’a rien  » (1). Fils de comédiens de Venise, il a reçu, grâce aux relations de sa mère, une excellente éducation. Peu avant d’obtenir son diplôme de l’université de Padoue, la carrière ecclésiastique prévue par sa famille l’a conduit, très jeune, parmi les prélats les plus en vue, à Venise, à Naples puis à Rome. Ses premiers échecs le firent tomber dans la pauvreté et la délinquance, mais bientôt soutenu par le patricien Matteo Bragadin, puis encore affiné par un long séjour à Paris, Casanova apprit bientôt à donner la réplique à tous ses contemporains. Erudit dans la bonne société, habile parmi les tricheurs, expert parmi les receleurs, dramaturge parmi les comédiens, cet homme de lettres est apparu, aux membres de toutes les communautés, comme  » l’un des nôtres « . Et dans le c£ur de nombreuses femmes, bonnes s£urs, comédiennes, filles de financier ou aristocrates, cela signifiait :  » Un homme fait pour moi. « 

Son succès auprès des femmes s’explique ainsi, en grande partie, parce qu’il a vécu le désir – notamment sexuel – comme l’opportunité de faire l’expérience de la liberté, et d’en partager les plaisirs. Contrairement au personnage de Don Juan, épris de conquêtes toujours multipliées, Casanova ne s’est jamais soucié d’annexer aucun territoire. Sans cesse surpris par le jeu du désir, il a voulu en relever tous les défis : pas seulement obtenir, mais aussi donner. Il est ainsi l’un des premiers à avoir fait du plaisir de sa partenaire la meilleure mesure de sa propre satisfaction. Quant aux ruptures, elles ne lui furent jamais indifférentes : appelé par son destin dans des directions où les femmes d’alors n’avaient aucune place, il pleurait autant, peut-être plus, que celles qu’il quittait.

L’ÉCRIVAIN DES MOTS TENDRES

Au XIXe siècle, cet écrivain, que l’on croyait n’avoir laissé à la postérité que quelques traductions ( L’Iliade, d’Homère, L’Ecossaise, de Voltaire), quelques pièces de théâtre (Les Thessaliennes, La Moluccheide, Les Hanovriennes), un roman ennuyeux (Icosameron), des essais historiques, revient à l’attaque de la société bourgeoise avec un manuscrit posthume, écrit dans un français extraordinaire, intitulé Histoire de ma vie jusqu’à l’an 1797.

Le choc est si fort que l’éditeur allemand, Brockaus, décide d’en atténuer les passages trop embarrassants. Pourquoi ? Parce que Casanova, amoureux fou des plaisirs sensuels, les décrit avec un ton entièrement neuf. Les romans érotiques, les poésies grivoises avaient pour habitude d’utiliser les mots les plus crus. Casanova, lui, préfère recourir à des métaphores :  » La femme est un « jardin », un « paradis » humide de « rosée », où coulent des « ruisseaux de lait », des « fleuves de délices », où s’épanouissent des « fleurs », des « roses », des « pommes », des « fruits » parfois « défendus », toujours bons en tout cas à « cueillir » et à « manger »  » (3). Casanova n’est ni un transgressif ni un permissif : il ne jouit pas de violer la loi, et ne prétend pas tout permettre à tout le monde. Il soutient (telle est sa position de libertin) que chacune et chacun peuvent jouir à leur manière. C’est à cette condition que le plaisir atteint son paroxysme.

UN AMOUREUX MÉLANCOLIQUE

Pourtant, lisant un texte tronqué, les hommes de la société bourgeoise se trompaient sur Casanova. Ils virent en lui une sorte de Priape heureux, superficiel et sautillant, comme si son libertinage était léger comme l’air et qu’il ne connaissait ni les ambiguïtés du c£ur ni les complexes rapports de pouvoir. L’aspect solaire de Casanova doit pourtant s’alimenter à des sources profondes pour rayonner de toute sa force. C’est Fellini qui mit fin à la malédiction. Le réalisateur haïssait l’image d’athlète du sexe qui s’était attachée à Casanova. Dans le film intitulé Casanova di Federico Fellini (1976), il la cassa en deux, tournant en dérision les exploits du surmâle. C’est alors seulement que, sous les traits de Donald Sutherland, on découvrit l’un des aspects les plus attachants de Giacomo : une sorte d’inquiétude, perpétuellement conjurée par l’ambition, perpétuellement révélée par les échecs, mais toujours et invinciblement consolée et sanctifiée par les plaisirs.

D’ailleurs, Casanova a lui-même l’art de mettre en valeur ses fautes, ses faiblesses, ses errances et ses doutes. La tendresse que ses lectrices et ses lecteurs lui accordent est la même que celle qui fascinait ses auditrices et auditeurs, lorsqu’il contait ses aventures. Son atout principal : l’humour. S’il a commis une erreur, une faute ou un crime, il les met en scène d’une telle manière que chacun en vient à suspendre son jugement.

UN INVINCIBLE DÉLICAT

Paradoxalement, c’est dans cette retenue que Casanova parle le plus à notre siècle. La sexualité d’aujourd’hui se trouve en effet prise entre deux mouvements contradictoires : d’un côté, un schéma archaïque qui oppose des femmes et des communautés infériorisées à des hommes hétérosexuels dominateurs ; de l’autre, une sorte d’injonction générale à la jouissance – nouveau moyen d’assurer à la société la très ancienne disponibilité des corps. Dans ce contexte, que peut devenir la séduction ? La leçon de Casanova est que la valeur du libertinage tient à ses ambiguïtés. Le corps disponible sans conditions n’est attirant qu’un temps – c’est le même qui se laisse conduire indifféremment à l’épuisement au travail ou à la mécanique de la consommation. Casanova, lui, aime les conditions ; il aime poser les siennes, et qu’une femme lui en pose.  » Il est donc séducteur ? – Non, il est séduisant comme vous  » (2).

(1) Fragment sur Casanova, prince de Ligne. Allia. (2) Histoire de ma vie, Casanova. (3) Casanova mémorialiste, Marie-Françoise Luna . Honoré Champion.

Maxime Rovere

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