L’Eglise au ban

Le réquisitoire du chef du gouvernement contre l’hypocrisie du clergé local et du Vatican, accusés d’étouffer les affaires de pédophilie, marque un tournant. Dans ce pays si religieux, le catholicisme est aujourd’hui en pleine crise et les fidèles désertent.

Chaque dimanche matin, John Deegan se rend à la cathédrale Sainte-Marie de Dublin. Mais, alors que les fidèles, âgés ou issus de l’immigration philippine, se hâtent afin de ne pas rater le début de la messe, cet Irlandais de 50 ans, grimé en prêtre satanique, s’installe sur le trottoir avec ses calicots vengeurs. Car John n’a pas pardonné. Enfant, il a subi des violences dans une école catholique de son village de Loughanure, dans le Donegal rural. La nuit de Noël 1979, il a fini par interpeller le curé en pleine célébration. Mis au ban du village, il a dû s’exiler en Ecosse. Les prêtres sont venus vider sa chambre chez sa grand-mère, où il logeait : tous ses effets et meubles furent brûlés dans la rue  » afin de purifier la maison du démon « . Depuis, les tortionnaires de John ont été condamnés, mais il ne donne toujours pas l’absolution à une Eglise irlandaise qui a systématiquement couvert les crimes de pédophilie commis par les siens, à grande échelle :  » Je continuerai à manifester jusqu’à ce que l’Eglise de Rome et son armée de pédophiles quittent ce pays. « 

La colère de John Deegan n’est pas isolée. Depuis quinze ans, il ne se passe pas un mois sans qu’un nouveau scandale pédophile n’éclabousse le clergé. En 2009, le rapport Ryan avait établi comment, des décennies durant, des élèves internes dans des écoles d’apprentissage catholiques avaient été maltraités ou violés. La même année, le rapport Murphy a expliqué comment le diocèse de Dublin avait étouffé les affaires. Pourtant, le 20 juillet dernier, la dénonciation du rôle de la hiérarchie catholique a atteint un seuil inédit. Ce jour-là, sans prévenir, au Dail, la chambre des députés, le Taoiseach – le chef du gouvernement – Enda Kenny incrimine le  » dysfonctionnement, la déconnexion, l’élitisme, le narcissisme qui prédominent dans la culture du Vatican « . Un Vatican où  » la torture et le viol d’enfants ont été minimisés ou gérés afin de préserver la primauté de l’institution, son pouvoir, son rang et sa réputation « . Jamais le Saint-Siège n’avait été l’objet d’une telle accusation publique de la part d’un chef de gouvernement. Jamais le pape n’avait été aussi directement pris à partie. Un réquisitoire d’autant plus cinglant qu’il est dressé par un pratiquant.

Un tournant

L’indignation du Taoiseach a été provoquée par la publication d’un nouveau rapport d’enquête, dans le diocèse de Cloyne, qui démontre que, jusqu’en 2008 au moins, le Vatican et le clergé local ont étouffé les affaires de pédophilie, bafoué les procédures auxquelles ils avaient pourtant souscrit, menti à la police. Ce discours a fait l’effet d’une catharsis.  » Il a dit ce que nous voulions entendre, résume John Kelly, un chauffeur de taxi de 60 ans qui est le porte-parole de Survivors of Child Abuse (Soca), une association de victimes de violences pédophiles. Il s’est levé contre une Eglise infiltrée par le diable et qui n’a rien fait pour protéger les enfants dont elle avait la charge.  » Ministre chargée de l’Enfance et de la Jeunesse, Frances Fitzgerald avoue le choc qui fut le sien lorsqu’elle a découvert, à la lecture du rapport Cloyne, qu' » il y a trois ans à peine l’Eglise constituait un danger pour les enfants de ce pays parce qu’elle refusait de suivre les consignes d’alerte en cas de soupçon de violence « . Et aujourd’hui ?  » L’Eglise assure qu’elle coopère désormais, mais c’est ce qu’elle disait déjà dans le passéà « 

 » Le discours du Taoiseach est un tournant, confirme Maeve Lewis, la directrice d’une association d’aide aux victimes d’abus sexuels, One in Four. Le Taoiseach dit pour la première fois que le droit pénal est au-dessus du droit canon. Comme me l’a dit une victime, c’est comme si je vivais dans une nouvelle Irlande. « 

L’autorité de l’Etat repose sur la sainte Trinité

Longtemps, en effet, la déférence envers le clergé fut la règle dans la classe politique : le combat national, sous l’occupation anglaise, était lié à celui de la survie de la foi catholique. Le préambule de la Constitution stipule toujours que l’autorité suprême de l’Etat repose sur la sainte Trinité. Les juges et le président de la République prononcent un serment religieux lors de leur investiture. L’angélus sonne deux fois par jour sur les ondes des médias publics. Chaque séance du Parlement s’ouvre par une prière. En 2009, une loi – certes, non appliquée – punissant le blasphème a même été votée. Et jusqu’à présent, les pouvoirs publics préféraient régler discrètement, par la voie de l’indemnisation plutôt que par celle du procès, les scandales pédophiles impliquant des prêtres.

Fidèle à son habitude, l’Eglise a fait le dos rond. L’évêque de Cloyne, John Magee, relevé de ses fonctions en 2009, s’est évanoui dans la nature. Le primat d’Irlande, le cardinal Sean Brady, est parti en vacances pour un mois. Et le porte-parole du Vatican a fait savoir que le Saint-Siège répondrait  » au moment opportun « , mais qu’il fallait faire preuve d' » objectivité « . Signe du mécontentement vaticanesque, le nonce apostolique a été rappelé à Rome. Sur l’île, seuls trois évêques – l’Irlande compte 26 diocèses – ont battu leur coulpe. L’archevêque de Dublin, Diarmuid Martin – qui n’a pas souhaité répondre au Vif/L’Express -, a avoué, lui, sa  » honte  » et surtout reconnu une volonté manifeste d’obstruction et de dissimulation parmi ses collègues.  » Cette hiérarchie estime qu’elle échappe à tout jugement et qu’elle n’a pas à rendre de comptes « , confirme Michael Kelly, rédacteur en chef adjoint de The Irish Catholic. Cet hebdomadaire catholique, le plus important de l’île, a relayé l’appel du théologien conservateur Vincent Twomey à une démission collective des évêques.  » Nous sommes fatigués de ces excuses qui sonnent creux « , souligne le journal dans un éditorial féroce. Ce climat délétère traumatise des fidèles, consternés de voir leurs prêtres manquer à leur devoir d’exemplarité. Si les croyants vont encore à la messe dans les campagnes, la désaffection a gagné les villes. Peter, un père de famille trentenaire, a déserté une Eglise qui le  » dégoûte  » et dont il ne supporte plus la  » pauvreté spirituelle « . Désormais, il retrouve des amis, le dimanche, dans des groupes de prière et d’entraide – hors de l’Eglise. Cette dernière a-t-elle encore un avenir ? L’âge moyen des prêtres est de 64 ans. Le nombre de vocations est en chute libre. Lors de la visite de Jean-Paul II, en 1979, le séminaire comptait un millier d’élèves ; aujourd’hui, ils sont 56.

La crise du catholicisme irlandais pourrait accélérer la sécularisation de l’Etat. C’est en tout cas l’espoir de Michael Nugent, un activiste anticlérical :  » Dans les années 1980, nous tentions de convaincre nos concitoyens de desserrer l’étau de l’Eglise ; aujourd’hui, il nous reste à persuader nos élus que le pays est mûr pour un plus grand pluralisme.  » L’actuel gouvernement pourrait bien sauter le pas. Le cabinet veut présenter, à l’automne, une loi obligeant les prêtres à dénoncer tout crime pédophile dont ils auraient connaissance – y compris en violant le secret de la confession. Par ailleurs, l’Etat négocie un retrait volontaire partiel de l’Eglise de l’enseignement primaire, qu’elle contrôle, aujourd’hui, à 92 %. Pressées,  » au nom de la morale « , de contribuer à hauteur de 500 millions d’euros à un dédommagement financier des internes maltraités, les congrégations pourraient bien être tentées d’abandonner cette mainmise, un legs de l’Histoire. Si le Vatican y consentà

Rome devrait donner sa réponse aux accusations du rapport Cloyne dans les prochaines semaines. Mais Dublin est à bout de patience. Le ministère des Affaires étrangères envisage de fermer la villa Spada, son ambassade près le Saint-Siège. Officiellement, pour raisons budgétaires.

DE NOTRE ENVOYÉ SPÉCIAL JEAN-MICHEL DEMETZ. – REPORTAGE PHOTO : KIM HAUGHTON POUR LE VIF/L’EXPRESS

 » La torture et le viol d’enfants ont été minimisés afin de préserver la primauté de l’institution « 

Le chef du gouvernement

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