L’effroithérapeutique

Guy Gilsoul Journaliste

Trois bonnes raison de se rendre au musée du Dr Guislain : la découverte du cabinet anatomique du señor Roca, une rétrospective du peintre français Jean Rustin, et une autre, de l’artiste belge Marc Maet.

Le rideau lourd, rouge et sensuel ne demande qu’à être tiré. Derrière, tout au fond de la salle, un personnage en cire, barbe bien rasée, redingote noire et stéthoscope au cou sera ici le seul être de la normalité. Médecin et pédagogue, il joue le rôle du garant silencieux d’un savoir et d’une morale que l’accumulation des figures, fragments de corps, squelettes et pièces ethnographiques illustrent tout autour de lui. Voici un cyclope des Carpates, une Noire à six seins, des enfants siamois, une femme à barbe et une série de profils d’assassins. Voilà, presque à nos pieds, une madone aux allures de gisante, le ventre gros et ouvert sur une grossesse qui se dévoile. Plus loin, ce sont des embryons aux différents stades de leur évolution, ailleurs, d’autres madones encore, de profil cette fois, peintes elles aussi avec la délicatesse des vierges gothiques en bois.

Depuis la fin du xixe siècle, ce cabinet de curiosités anatomiques a fait partie des baraques de foire les plus visitées de l’Espagne. Les hommes de sciences venaient s’émerveiller, les étudiants, apprendre, les bourgeois, s’encanailler, les militaires et les démunis, prendre peur. Le señor Roca possédait par ailleurs d’autres attractions, théâtres, salons et cirques. Son métier : attirer le client. Au risque de l’effroi. Pour ce faire, rien de tel que de montrer le corps des autres. Révéler ce qui nous habite (notre intime anatomie) et nous menace : les difformités, les maladies, les monstres. Voilà alors un cortège de visages boursouflés, de sexes rongés, de torses pustuleux. Car il s’agit aussi de faire £uvre sociale, de prévenir autant que d’instruire. Et, en présentant les signes des trois maladies dévastatrices du temps, la tuberculose (un décès sur cinq), la syphilis (un sur six) et l’alcoolisme, l’attraction foraine s’adresse aussi aux victimes potentielles : les pauvres, les indigents, soit, explique Chloé Pirson dans le catalogue, cette frange  » licencieuse  » à qui le cabinet donne la solution : évitez le bistrot ! Car c’est là et nulle part ailleurs (surtout pas dans les classes de la riche bourgeoisie) que réside la cause du mal, là que tapinent aussi les prostituées.

On visite donc ce théâtre médical pour s’éduquer, au point même que ce sera sous la protection de la Croix-Rouge espagnole que la collection Roca, renonçant à la vie nomade, s’installera non loin des ramblas de Barcelone, en plein c£ur du quartier des bordels, jusqu’en 1935. Le franquisme aidant, on perd sa trace jusque dans les années 1980, quand un autre entrepreneur d’événements, l’Anversois Léo Coolen, déjà propriétaire d’une partie de la collection Spitzner, la retrouve chez deux collectionneurs espagnols et rachète les 500 pièces qui la compose pour son propre plaisir. La voici révélée, entre deux autres expositions qui n’entretiennent avec elle aucun rapport. A moins que…

Dans la première, on découvre pour la première fois, une véritable rétrospective de l’£uvre aussi douloureuse que somptueuse de Jean Rustin. Musicien et dessinateur de formation, l’octogénaire appartient à cette génération de peintres français qui, aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale, subissent tout à la fois l’influence de Matisse, de Picasso et de l’abstraction gestuelle. Mais, alors que le musée d’Art moderne de Paris le consacre en 1971, il renonce à son passé, renoue avec l’expressionnisme noir et la figure. Il opte alors pour un coloris cézannien (entre bleus grisés et roses lunaires) et une gestualité d’une précision au scalpel. D’emblée, ses personnages imaginaires seront dénudés, déculottés, à peine vêtus. Leur angoisse s’exprimera autant que leur solitude dans des cellules, chambres d’asile, pièces vides, lits à barreaux. Recroquevillés sur eux-mêmes, vieux souvent, jeunes parfois, ils livrent leur corps crus et leur solitude plus crue encore aux somptuosités de la peinture. Ici aussi, l’effroi pourrait être thérapeutique.

L’autre rétrospective, riche d’une cinquantaine de pièces, évoque le parcours d’un peintre flamand qui, à l’age de 45 ans, a mis fin à ses jours. Alors que l’£uvre de Rustin brille par sa cohérence, celle de Marc Maet (1955-2000), qui fut un temps porté au pinacle par Jan Hoet, puis renié, se nourrit de contradictions, de paradoxes et d’oppositions. S’il ricane, s’il ironise et si la mélancolie, finalement le mène à un nihilisme qui lui sera fatal, son £uvre révèle combien  » vivre dans la peinture  » (comme il aimait à le dire) conduit toujours au-delà de ce que, dans les salons, on appelle la normalité. Entre spectacle et savoir, voyeurisme et curiosité, le musée Dr Guislain va droit au but, une fois encore.

Musée du Dr Guislain, 43, J. Guislainstraat, Gand. Du 24 mai au 7 septembre. Du mardi au vendredi, de 9 à 17 heures. Les samedis et dimanches, de 13 à 17 heures. Tél. : 09 216 35 95 ; www.museumdrguislain.be.

Guy Gilsoul

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