Le xxe siècle en gros plan

Fiction ou documentaire, navet ou chef-d’ouvre, propagande ou film militant, le cinéma offre un regard unique sur l’Histoire. Deux ouvrages étudient ses rapports complexes avec la réalité

Le XXe Siècle à l’écran, par Shlomo Sand. Préface de Michel Ciment. Seuil, 528 p.

L’Historien et le film, par Christian Delage et Vincent Guigueno. Gallimard/Folio, 368 p.

Jean-Pierre Melville, qui fut parmi les libérateurs de l’Italie occupée, aimait raconter un souvenir de la bataille de Cassino :  » Avec la première vague, à San Apollinare, nous avons été filmés par un opérateur américain des services cinématographiques de l’armée. Je me souviens d’avoir joué la comédie dès que je me suis aperçu que nous étions en train d’être filmés.  »

Rapportée par le réalisateur de L’Armée des ombres, cette anecdote illustre les rapports compliqués entre cinéma et histoire, vérité et image, sur lesquels se penchent deux livres complémentaires. Dans L’Historien et le film, Christian Delage et Vincent Guigueno, historiens français, mais aussi réalisateurs, s’interrogent sur quelques cinéastes (Chaplin, Fuller, Resnais, Melville) intéressés par l’Histoire. Dans Le xxe Siècle à l’écran, l’historien israélien Shlomo Sand livre une synthèse impressionnante de la filmographie du xxe siècle, de la Grande Guerre à la décolonisation, en passant par le fascisme, le nazisme et la guerre froide. Chaque film fait l’objet d’une présentation (contenu, contexte, réception) et de commentaires dénués de tout protocole. Cette liberté de ton, qui appelle la discussion, vaut à cet ouvrage d’une grande utilité de se voir ostracisé dans quelques chapelles parisiennes parce qu’il ne cède pas au culte de la personnalité requis à l’endroit de Claude Lanzmann, l’auteur de Shoah.

Les historiens ont tardé à s’intéresser aux images, alors que le grand Charles Seignobos répétait déjà, au début du xxe siècle :  » Le point de départ, ce sont les images ; l’élève doit, avant toute autre opération, se représenter les hommes et les choses.  » Si, jusqu’au xixe siècle, cette représentation passe par la peinture (Géricault, Delacroix, Goya, etc.) et qu’au xxie commençant les images télévisées s’imposent, c’est le cinéma qui a le plus richement illustré l’histoire du xxe siècle. Mais l’intérêt pour cette collection d’images paraît très récent. Marc Ferro fut moqué pour avoir été le premier à considérer que tous les films font partie des matériaux historiques. Navets comme chefs-d’£uvre. Fictions comme documentaires. Films militants et de propagande. Mais, si tous les films baignent dans l’Histoire et en portent témoignage, la difficulté de l’historien consiste à établir leur rapport avec la vérité. Celui-ci fut vicié dès le départ. On déchire le drapeau de l’Espagne, le premier film de guerre de l’histoire du cinéma, tourné en 1898, après la déclaration de guerre des Etats-Unis contre l’Espagne, à propos de Cuba, montrait des combats reconstitués dans des studios à New York, avec toiles peintes et maquettes. Pour un autre film, le réalisateur Edward Amet filma le naufrage de la marine espagnole dans la piscine de sa villa en prétendant montrer la réalité. Aujourd’hui, les scènes de la prise du palais d’Hiver d’Octobre, d’Eisenstein, figurent dans certains livres d’histoire comme des documents authentiques.

Le quiproquo avec la réalité peut être involontaire, comme le regrettait Chaplin, qui avait réalisé Le Dictateur de 1938 à 1940 :  » Si j’avais connu les réelles horreurs des camps de concentration allemands, je n’aurais pu réaliser Le Dictateur ; je n’aurais pu tourner en dérision la folie homicide des nazis.  » Mais un intérêt trop myope pour le document d’époque éloigne aussi de la vérité : à s’en tenir aux images de propagande de Vichy, l’on se fait une image fausse de l’adhésion populaire au régime, comme l’a montré Christian Delage dans Les Voyages du Maréchal, élaboré avec les chutes des actualités de Vichy, l’un des films les plus fins sur l’essence du pétainisme (le renoncement à l’Histoire) et l’attitude des Français à son égard.

Par ses allers-retours érudits entre leurs contenus et la réalité, Shlomo Sand insiste sur le bilan négatif des films de propagande, mais aussi des films militants, souvent encensés par la critique : JFK, d’Oliver Stone, qui prétendait à la vérité sur l’assassinat de Kennedy, n’est qu’un thriller fantaisiste, et La Vie et rien d’autre, de Bertrand Tavernier, accumule les inventions historiques pour étayer son message pacifiste. La dimension esthétique du cinéma explique son danger : le talent au service du mensonge a plus d’effet que la médiocrité au service de l’honnêteté. Dziga Vertov, Sergueï Eisenstein et Leni Riefenstahl furent des génies qui révolutionnèrent la prise de vues, mais au profit de tyrans qui leur prodiguaient de gros moyens. On en tint plus rigueur à la dernière qu’aux premiers. La Ligne générale, d’Eisenstein, a pourtant contribué à l’extermination de masse des koulaks, tout comme Le Juif Suss, de Veit Harlan, a encouragé celle des juifs.

Shlomo Sand poursuit la myopie bien-pensante, se plaisant à en relever les perles. Ainsi, notant que, dans son Histoire(s) du cinéma, Jean-Luc Godard oppose l’esprit de résistance que symboliserait Rome, ville ouverte, de Rossellini, à la honte du cinéma français sous l’Occupation, il rappelle que Rossellini a entrepris ce film alors que les Alliés étaient déjà sur le sol italien et que l’on a oublié qu’il tournait auparavant des films de propagande fasciste. Tandis qu’aucun grand réalisateur français n’a tourné de films de propagande pour Vichy et que l’antisémitisme était moins présent dans le cinéma sous l’Occupation que dans celui des années 1930.

La fiction, un regard réaliste

Ces constats conduisent Shlomo Sand à rejoindre le sentiment qu’esquissent Christian Delage et Vincent Guigueno dans leur conclusion, intitulée  » Vérité de la fiction  » : cette dernière approche souvent mieux la vérité de l’Histoire.  » Jusqu’aux années 1960 du xxe siècle, le cinéma qui avait la prétention de raconter la ôvérité » historique avait tendance à en idéaliser les représentations. C’est au contraire dans les films de fiction mettant en scène des personnages et des situations totalement imaginaires que l’on trouve un regard réaliste et perspicace sur le pouvoir et l’action politiques « , estime Shlomo Sand à propos des Etats-Unis avec Monsieur Smith au Sénat, de Frank Capra, Citizen Kane, d’Orson Welles, et Les Fous du roi, de Robert Rossen, qu’il considère comme  » le sommet du cinéma politique dans la première moitié du xxe siècle « . Ce fut aussi le cas pour l’Est avec L’Homme de marbre, d’Andrzej Wajda, ou Le Cercle des intimes, d’Andrei Konchalovsky. Et Shlomo Sand rappelle que Le Petit Soldat, de Jean-Luc Godard û seul film de fiction tourné  » à chaud  » û qui renvoyait dos à dos tortionnaires de l’OAS et du FLN, reste l’un des regards les plus justes sur la guerre d’Algérie.

De même, dans l’immense filmographie des années noires, Shlomo Sand restitue toute sa place à Monsieur Klein, de Joseph Losey, film de fiction subtil et efficace, tout comme L’Armée des ombres surpasse le style pompier des épopées résistantes, dont Lucie Aubrac, de Claude Berri, offre la caricature. Parce que la transmission de l’expérience de la persécution constitue, pour l’homme d’images qu’est le cinéaste, la même difficulté que la figuration de l’esprit de résistance définie par Christian Delage et Vincent Guigueno : elles ne sont  » pas de l’ordre du visible « .

Eric Conan

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