Le verre, la houille, puis l’argent

Les grandes familles industrielles ont été le moteur premier du développement de Charleroi. Ensuite, de puissants groupes financiers bruxellois ont pris la main. Et ont vidé la ville de ses capitaines d’industrie.

A Charleroi, il suffit de lever les yeux et de lire les plaques des rues et des boulevards pour deviner l’histoire de la ville. Boulevard Audent ? Jules fut bourgmestre, sénateur, administrateur de sociétés. Rue Huart-Chapel ? Paul réussit la première coulée de son haut-fourneau au coke, à Marcinelle, en 1827. Il fut aussi bourgmestre et présida le comité révolutionnaire de septembre, en 1830. Avenue Henin ? Jules, ingénieur des mines, administra des charbonnages et des glaceries. Boulevard Drion ? C’était une famille de maîtres de clouterie, de magistrats et d’hommes politiques, également propriétaires de charbonnages. L’expression  » riche comme Drion « , en vigueur au pays de Charleroi, en dit long sur la fortune de cette lignée. Les boulevards Devreux, Tirou, Mayence, Solvay, Dewandre et Janson, la rue Charles Duprez et la rue Puissant sont décidément bavards… Bel hommage urbain que celui-là, rendu par toute une ville à ceux qui l’ont façonnée au fil du temps.

 » Les grandes familles qui ont compté à Charleroi provenaient de la bourgeoisie industrielle ou y sont arrivées, généralement au xixe siècle, pour participer à la révolution industrielle, explique Jean-Louis Delaet, historien et directeur du site du Bois du Cazier. A l’époque, les mariages s’inscrivaient d’ailleurs clairement dans une politique patrimoniale et de capitalisation.  » Ainsi Alice Defré. Issue de la grande bourgeoisie libérale de la capitale, elle épouse Arthur Bron, directeur des Hauts-fourneaux de Monceau-sur-Sambre, en 1874. Ainsi la famille Pirmez – Eudore fut directeur de la Banque nationale, ministre d’Etat et président du Conseil supérieur de l’état indépendant du Congo -, liée par le mariage aux très fortunés Drion…

Comme bien d’autres (les Gendebien, les Misonne, les Henin), ces familles sont actives dans le secteur du verre ou de la miroiterie, dans la métallurgie, les charbonnages, la houille. Ou dans des niches d’activités liées à cette industrie lourde. La corderie, par exemple, ou la fabrication des clous, dont les Chapel étaient passés maîtres.

Comme souvent, ces grands entrepreneurs ont cumulé leurs fonctions de capitaines d’industrie avec des postes politiques, au premier rang desquels le mayorat de la ville. Certains d’entre eux furent sénateurs, voire ministres. Au niveau local, peu de mandataires pouvaient vivre de leur seul métier politique, rappelle Alain Forti, conservateur au Bois du Cazier. C’est pour cette raison que les élus socialistes ont investi les postes rétribués dans les mutualités et les coopératives, qui périclitèrent à partir de 1950. « 

L’argent est venu de Bruxelles

La révolution industrielle marque l’âge d’or de ces familles audacieuses, attachées à cette ville qui s’appela Charles-sur-Sambre, en 1792, qui, l’année suivante, demanda son rattachement à la France, et qui fut rebaptisée Libre-sur-Sambre quelques années plus tard. Enfin, Charleroi redevint elle-même.

Mais avec la révolution industrielle surgit rapidement la question, à plus long terme, du financement de ces industries.  » A partir du xixe siècle, Charleroi va subir les conséquences du manque d’autonomie des grandes familles bourgeoises par rapport aux puissants groupes financiers bruxellois, comme la Banque Lambert et la Société Générale de Belgique. Ces sociétés entrent aussitôt en force dans l’actionnariat des industries « , raconte Jean-Louis Delaet. Ainsi, en 1850, 21 des 24 hauts- fourneaux en exploitation à Charleroi appartiennent à quatre sociétés patronnées par la Société Générale et la Banque de Belgique (1).

En échange de ces injections de capitaux, nombre de Carolos quittent leur ville pour occuper un poste qui leur est octroyé dans la capitale. C’est le cas, illustratif, de Serge Lambert. Né à Charleroi dans une riche famille de maîtres verriers, il terminera sa carrière au poste de vice-gouverneur de la Société Générale.

Certes, cette synergie entre les moyens financiers qui se trouvent à Bruxelles et le savoir-faire industriel propre aux familles carolos est pertinente. Mais à Liège, par exemple, la bourgeoisie ancienne n’a pas déserté les lieux. A Charleroi, ce sera tout de même le cas de certaines tribus, notamment les Tirou et les Gobbe.

Mais la majorité des grandes familles carolos sont attirées à Bruxelles. Pourquoi ? Parce que la cité hennuyère manque de structures de décision. On n’y trouve pas de cour d’assises, pas d’université. Pas de quartier historique non plus. L’hôtel de ville n’est sorti de terre qu’en 1936 et le palais des Beaux-Arts, en 1957. Longtemps, la culture est demeurée en berne à Charleroi : pour les industriels, elle ne constituait pas une priorité. Mons représentait aussi une redoutable concurrence pour Charleroi. Enfin, la ville ne comptait pratiquement pas de représentants de la noblesse, traditionnellement très attachés au patrimoine foncier.

Ni cour d’assises, ni palais des Beaux-Arts

Les représentants des grandes familles carolos, eux, ont désinvesti leurs terres d’origine dès lors que les industries qui les faisaient vivre ne leur rapportaient plus assez.  » A un moment, Charleroi est devenue un lieu de passage, résume Alain Forti. Une fois qu’elle ne servait plus les intérêts des familles concernées, celles-ci la quittaient. Quand les groupes financiers bruxellois reprenaient les rênes des entreprises, le lien avec le lieu de production s’étiolait. Et après une ou deux générations, les descendants des anciens propriétaires se repliaient à Bruxelles. « 

Les capitaux bruxellois alimentent le tissu économique de Charleroi jusqu’en 1940. Les verreries connaissent leur première vague de restructuration autour des années 1920. La deuxième interviendra dans les années 1970, au moment où la sidérurgie entre en crise. Les mines, elles, périclitent à partir de 1950. Le phénomène d’émigration vers Bruxelles se poursuit. La verrerie Gobbe ferme ses portes en 1963 et est reprise par l’actuel Glaverbel. Le fils Gobbe y est aussitôt engagé, à Bruxelles.

Cette terrible gifle économique se marque même sur le plan urbanisme. Car quand les usines ferment, il n’y a plus de raisons de vivre aux alentours. Or, à Charleroi, tout était, jusqu’alors, pensé en fonction de l’usine. Tout le personnel vivait dans son ombre, dans des habitats différenciés en fonction des classes sociales. Pour cette raison, il y a très peu de quartiers bourgeois à Charleroi. Et ce que l’on appelle les châteaux patronaux ne sont que de grosses maisons bourgeoises. Les vrais châteaux sont rares.

Aujourd’hui, à quelques exceptions près, comme les Mestdagh et les Delhaize, les créations d’emplois à Charleroi ne sont plus le fait des grandes familles. Elles ne sont pas non plus le fait d’Albert Frère, ce financier milliardaire toujours basé à Gerpinnes, qui a largement désinvesti Charleroi, depuis des années. Mais on voit poindre quelques entrepreneurs italo-belges, dans le secteur du bâtiment, du commerce ou de l’import-export. Ce ne sont pas encore de grandes familles. Juste une promesse…

(1) Charleroi – le guide. Editions Casterman.

L.v.R.

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