Le ver dans le fruit

Olivier Rogeau
Olivier Rogeau Journaliste au Vif

La poussée des forces eurosceptiques ou carrément hostiles à l’Union accentue le clivage entre pro-européens et autres, au moment où les Vingt-Cinq s’apprêtent à approuver une Constitution. Leçons d’un scrutin européen préoccupant

Faut-il être maltais pour se mobiliser encore massivement lors d’une élection européenne ? La Belgique et le Luxembourg mis à part (le vote y est obligatoire), la petite île méditerranéenne, entrée dans l’Union le 1er mai dernier, a décroché, au soir du 13 juin, la palme du civisme, avec quelque 82 % de suffrages exprimés… Un bémol toutefois, car ces votes sont allés majoritairement à une opposition travailliste – elle obtient 3 des 5 sièges en jeu – plutôt eurosceptique.

Campagne atone, concurrence d’autres scrutins, difficulté de percevoir l’importance croissante du Parlement européen ou, plus largement, désintérêt pour l’Europe : tout a concouru pour que l’abstention atteigne le taux record de 57,2 %. Une abstention dont la tendance s’aggrave d’une élection européenne à l’autre. La faible participation est surtout due aux nouveaux venus de l’ancien bloc soviétique, où la mobilisation s’élève à peine à 26,5 %. Douchés par cette pitoyable participation au premier scrutin européen à 25, les dirigeants politiques de l’Union n’ont pu que convenir de la nécessité de  » mieux vendre  » la construction européenne à leurs concitoyens.

Les cartes ont, en outre, été brouillées par la  » nationalisation  » des scrutins. D’est en ouest et du sud au nord, le marathon électoral s’est soldé par une déroute quasi générale des gouvernements en place. Le fiasco le plus retentissant est celui des sociaux-démocrates allemands. A Berlin, on parle même de  » tremblement de terre  » politique. Avec 21 % des voix, le SPD, écrasé par l’opposition conservatrice CDU-CSU (45 %), enregistre son plus mauvais score depuis l’après-guerre. Les électeurs ont protesté contre la hausse du chômage et le poids des réformes destinées à réduire les déficits budgétaires. En France, l’UMP a subi une seconde gifle après les régionales de mars dernier. Avec 16,5 %, le parti chiraquien accuse 12 points de retard sur ses adversaires socialistes (29 %). Au Royaume-Uni, les plaidoyers de Tony Blair en faveur d’un ancrage britannique au c£ur de l’Europe n’ont pas convaincu : les travaillistes n’ont obtenu que 23 %. Mais les tories eurosceptiques sortent affaiblis eux aussi de la consultation. Ils ont fait les frais de la poussée inattendue du parti de l’Indépendance (UKIP), formation antieuropéenne et anti-immigrée, qui passe de 7 à 17 % des voix. Ce parti, jusqu’ici marginal, a axé sa campagne sur le retrait de la Grande-Bretagne de l’Union. Il veut couper le cordon ombilical avec ce qu’il appelle  » le régime corrompu, frauduleux et dictatorial de Bruxelles « .

Pour l’Italien Silvio Berlusconi, la débâcle est personnelle. Son parti, Forza Italia, réalise son plus mauvais score (20 %) depuis sa création en 1994, au profit de ses alliés de la coalition de centre-droit. L’Irlandais Bertie Ahern et le conservateur autrichien Schüssel ont eux aussi été sanctionnés. De même, au Portugal, l’opposition socialiste devance la coalition gouvernementale de centre droit. En revanche, en Espagne, les socialistes confirment leur victoire inattendue lors des législatives du 14 mars, mais avec une marge moindre que celle obtenue alors. Même phénomène en Grèce : trois mois après sa confortable victoire aux législatives, le parti conservateur de la Nouvelle démocratie bat largement les socialistes du Pasok…

A l’Est, les électeurs, déçus par la politique, se sont souvent tournés vers les formations protestataires, populistes ou eurosceptiques. Ainsi, en Pologne, deux forces antieuropéennes, le parti populiste Samoobrona (AutoDéfense) et la Ligue des familles polonaises, parti ultra-catholique et nationaliste qui dénonce la  » décadence morale  » que représenterait l’Union, arrivent respectivement 3e et 2e. Et, en République tchèque, le Parti démocratique civique (ODS), arrivé largement en tête, affiche un euroscepticisme très thatchérien. Il devance les communistes nostalgiques de l’URSS, eux aussi hostiles à une plus grande intégration dans l’Union.

La poussée eurosceptique dans les anciens et les nouveaux pays membres complique le jeu politique, au moment où l’Union s’apprête à approuver une Constitution. Plusieurs formations sont déterminées à bloquer toute concession qui pourrait conduire à une Europe plus intégrée. Les partis nationalistes et d’extrême droite parviendront-ils pour autant à former un groupe parlementaire qui imposerait ses vues dans l’hémicycle européen ? La nature même de certains de ces partis contestataires, tournés vers leurs seuls intérêts, rend improbable une large cohabitation. Au lendemain des élections, les chefs de la diplomatie de l’Union ont d’ailleurs estimé que les formations favorables à une limitation des pouvoirs de l’UE composaient toujours un groupe marginal dans l’assemblée. Graham Watson, le chef de file du Parti européen des libéraux, démocrates et réformateurs (ELDR), se veut, lui aussi, rassurant :  » L’antieuropéanisme ne représente que 3 % des électeurs et les eurosceptiques de 10 à 15 %.  »

Les grandes man£uvres

En apparence, la composition du Parlement n’a d’ailleurs pas été bouleversée. Le Parti populaire européen (PPE, conservateur) reste le premier groupe avec 276 sièges sur 732, soit plus de 37 %, comme sous la législature précédente. Il devance, comme en 1999, le Parti socialiste européen (201 sièges) et les libéraux (66). Cette projection est toutefois fondée sur la répartition des groupes politiques de l’assemblée sortante. Elle ne tient pas compte du probable départ d’une vingtaine d’élus centristes du PPE emmenés par le Français Bayrou et l’Italien Prodi, irrités par la place grandissante laissée au courant eurosceptique – incarné par les conservateurs britanniques et les Tchèques de l’ODS – au sein du premier groupe parlementaire.

Ces dissidents, à l’origine de la création d’un nouveau parti fédéraliste, le Pôle démocrate, devraient rejoindre le groupe des libéraux, qui aimerait à nouveau jouer un  » rôle pivot  » entre droite et gauche. En perspective : une majorité relative avec les socialistes et les écologistes. Aucun groupe au Parlement ne dispose à lui seul de la majorité absolue. Nouer des alliances est donc un impératif. Les Verts veulent éviter un accord technique entre le PSE et le PPE, qui se sont partagé la présidence du Parlement pendant vingt ans, ce qui avait  » gelé la démocratie interne « . Au sein du groupe socialiste, la déroute du SPD allemand, favorable à une grande alliance avec les conservateurs, et la large victoire des socialistes français et espagnols modifient la donne.

Les eurodéputés devraient avoir choisi leur camp d’ici au 20 juillet, date de l’élection du nouveau président du Parlement, avant d’investir, deux jours plus tard, le futur patron de la Commission. Le résultat des élections ne manquera pas de peser sur la désignation du successeur de Romano Prodi. Si les Vingt-Cinq veulent éviter un bras de fer du plus mauvais effet avec le Parlement, ils doivent tenir compte de l’issue des urnes, une exigence inscrite noir sur blanc dans le projet de Constitution, rappellent volontiers les leaders du PPE. Les grandes man£uvres ont commencé…

Olivier Rogeau

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