Le traquenard de Gaza

En optant pour l’escalade militaire, Ariel Sharon espère préparer le retrait de Tsahal, que souhaitent ses compatriotes. Calcul périlleux

Le cauchemar d’Israël mesure 40 kilomètres de longueur sur une dizaine de largeur. Près de 7 500 colons juifs y vivent à l’abri d’enclaves fortifiées et au milieu de 1,4 million de Palestiniens. Ce cauchemar, cette poudrière enkystée dans le flanc de l’Etat hébreu, a un nom : la bande de Gaza. Six jours durant, du 18 au 23 mai, une offensive acharnée et meurtrière a embrasé sa frange sud. Il s’agissait de détruire  » une fois pour toutes  » les tunnels forés sous la frontière égyptienne par les contrebandiers qui convoient à prix d’or les armes, munitions et explosifs destinés aux arsenaux de l’Intifada. Et de  » nettoyer  » le no man’s land de Rafah, où opèrent les fantassins de Hamas, du Jihad islamique et des Brigades des martyrs d’al-Aqsa, quitte à raser des maisons par dizaines et à jeter sur les routes sableuses un bon millier de civils.

Les stratèges de Tsahal avaient baptisé l’opération  » Arc-en-ciel et nuages « . Mais voilà près de quarante ans que l’aiguille du baromètre oscille là-bas entre  » Tempêtes  » et  » Orages « .  » Mènerons-nous une guerre sans fin dans ce coin maudit ?  » gronde dans les colonnes du quotidien Maariv l’écrivain Yonatan Gefen.  » Maintenir notre tutelle sur Gaza, concède en écho le faucon Shaoul Mofaz, ministre de la Défense, fut une erreur historique.  » Diagnostic que partagent, depuis la conquête de 1967, tous les gouvernements israéliens. Si beaucoup ont envisagé de se délester d’un boulet dépourvu, à la différence de la Cisjordanie, de valeur biblique et stratégique, aucun n’eut le courage de passer à l’acte.

Durcissement des représailles

Il est d’autres bévues, criminelles celles-là. Le 19 mai, les occupants dispersent une marche de protestation à coups de missiles, d’obus de char et de rafales de fusils mitrailleurs. Prétexte invoqué : des terroristes armés s’étaient glissés dans les rangs des manifestants. On relèvera une dizaine de cadavres, dont ceux de plusieurs lycéens. Et les familles auront droit aux  » profonds regrets  » de l’état-major tandis que le Conseil de sécurité de l’ONU adoptera une résolution condamnant Israël sans que, fait exceptionnel, les Etats-Unis mettent leur veto à celle-ci. En une semaine, une grosse quarantaine de Palestiniens, combattants ou non, ont péri à Rafah. Le bilan atteste la férocité d’un assaut déclenché après la mort de 13 soldats de Tsahal, dont 11 déchiquetés lors de deux attaques fatales contre leurs blindés. Nul doute que les images des lambeaux de corps exhibés avec une abjecte allégresse dans les rues de Gaza ont durci les représailles. Mais ce traumatisme aura aussi amplifié l’écho que recueillent les avocats du retrait unilatéral. Pour preuve, le succès du rassemblement animé le 15 mai, à Tel-Aviv, par un  » camp de la paix  » ressuscité jusque dans ses divisions. Ce jour-là, sur la place Itzhak-Rabin, 150 000 personnes réclament le désengagement de Gaza et, de façon moins fervente, la reprise du dialogue avec l’Autorité palestinienne. Voilà comment, dans un jeu à fronts renversés, la gauche vole au secours du Premier ministre Ariel Sharon, champion de la colonisation. Ironie de l’Histoire : en 1982, au lendemain des massacres de Sabra et de Chatila, cette même esplanade, alors dédiée aux rois d’Israël, fut le lieu d’un rassemblement monstre réclamant la démission d’un dénommé Sharon, alors ministre de la Défense. Le film mérite d’être rembobiné. Le 2 mai, les militants du Likoud, travaillés par le puissant lobby des ultras du Grand Israël, récusent, à la faveur d’un scrutin interne, le plan Sharon. Ce projet orchestre le démantèlement des 21 colonies de la bande de Gaza et d’une poignée d’avant-postes isolés dans le nord de la Cisjordanie occupée. Capitulation en rase campagne ? Nullement : le document vise en contrepartie à pérenniser les  » blocs d’implantations  » les plus peuplés de  » Judée-Samarie  » [NDLR : Cisjordanie]. Si habile soit-il, ce marché de dupes û l’abandon de bastions ingérables contre la validation d’un fait accompli û hérisse la droite de la droite. D’un naturel obstiné,  » Arik  » Sharon, ainsi paré à bon compte d’une auréole de colombe, soumettra ce dimanche à son cabinet une version revue et corrigée du projet.

Un précédent : le retrait du Liban

Cette fois, la disparition des colonies gaziotes se ferait par étapes, chacune des phases du processus restant soumise à l’aval du conseil. Rien de tel pour étirer à l’infini un calendrier imprécis. L’armée gardera en outre le contrôle de la  » ligne Philadelphie « , cet axe longeant la frontière où l’on envisage de creuser une imposante tranchée emplie d’eau de mer. De même, histoire d’amadouer les moins enclins au compromis Tsahal démolirait les logements bâtis sur les terres rétrocédées. En revanche, et pour peu qu’il en reste, les  » infrastructures  » seraient épargnées. Bref, on évacuera un champ de ruines.

Tacticien aguerri, Sharon a d’autres atouts dans sa manche. D’autant que, menacé d’être inculpé pour corruption, il mise sur la prolongation du sursis octroyé jusqu’à la mi-juin par la justice. Il peut braver le veto d’extrémistes tenus en piètre estime de deux façons. En convoquant des élections anticipées, prélude éventuel à l’éviction des alliés d’extrême droite et à la renaissance d’une coalition  » d’union nationale  » avec les travaillistes. Ou en organisant un référendum. De fait, le scénario du retrait, négocié ou non, a la faveur d’une majorité croissante d’Israéliens. Selon divers sondages, plus de 70 % des électeurs y souscrivent. Le fossé devient béant entre le  » citoyen moyen  » et le colon va-t-en-guerre, incarné par Zeev Hever, confident dépité de Sharon, ou le rabbin belliqueux prompt à dégainer ses décrets religieux en faveur de l’insoumission. A quoi bon, vous répète-t-on, envoyer au casse-pipe nos enfants en l’honneur d’une poignée d’illuminés retranchés dans un bourbier promis à la cession ? Non-sens que dénoncent à visage découvert maints officiers. Publié à la Une du Yediot Aharonot, le douloureux réquisitoire de Shlomo Vishinsky en dit long. Cet acteur célèbre tient l’aile dure du Likoud pour responsable de la mort de son fils Lior, 21 ans, engagé volontaire dans une unité vouée à la lutte contre le trafic d’armes, tombé à la mi-mai à Rafah. Sur le front, comme dans l’opinion, nul ne craint plus d’établir un parallèle entre le Liban, évacué par Tsahal en mai 2000, et la bande de Gaza. Voilà quatre ans, le Premier ministre travailliste Ehoud Barak, autre galonné saisi par la politique, avait hâté la retraite des forces israéliennes enlisées depuis deux décennies dans le sud du pays du Cèdre, soumises au harcèlement des combattants chiites du Hezbollah, protégés du tandem Iran-Syrie. La campagne, menée alors par le mouvement des Quatre Mères, en faveur du retour à la maison des jeunes conscrits avait pesé sur la décision. Or voici que d’autres mamans, épouses et s£urs, inspirées par ces pionnières, plaident une cause analogue sous la bannière de Shuvi (en hébreu et au féminin,  » Reviens « ). Un groupe de réservistes requiert le démantèlement de la colonie de Netzarim. Enfin, de nouvelles recrues grossissent les rangs des  » refuzniks « , ces militaires réfractaires au rôle de gardes-chiourmes de l’occupation.

Bien sûr, l’analogie Gaza-Liban demeure discutable. On pourra objecter que la  » zone de sécurité  » taillée jadis chez le voisin du nord n’abritait aucune colonie. Il n’empêche. Le précédent libanais décuple l’ardeur des partisans du retrait, comme il hante les nuits de Sharon ou de l’Egyptien Moubarak. L’Egypte et Israël, les deux partenaires de la  » paix froide  » de 1979, éprouvent la même angoisse : qu’au lendemain du départ de Tsahal la bande de Gaza, livrée aux islamistes et aux gangs mafieux, sombre dans un chaos vertigineux. Voilà pourquoi, fort de la complaisance américaine et au risque de bavures inexcusables, Sharon a intensifié la liquidation des leaders islamistes. Stratégie jugée efficace, non sans raison : de même que la  » barrière de sécurité « , qui, en 2005, séparera sur 700 kilomètres Israël des  » bantoustans  » palestiniens, entrave déjà les incursions terroristes, les assassinats amoindrissent les capacités opérationnelles de Hamas et du Jihad. En revanche, seuls les naïfs croient une telle tactique propice à l’émergence d’un leadership modéré. Ariel Sharon, qui n’a rien d’un candide, doit conduire deux guerres de front. L’une contre les phalanges de l’Intifada. L’autre, perdue d’avance, sur le terrain des symboles. C’est que tout retrait, fût-il techniquement parfait, passe pour une reddition. Et dope la rhétorique de l’activisme radical, glorifié pour avoir fait fléchir l’ennemi sioniste, longtemps tenu pour invincible. Dans tout le monde musulman, sunnite comme chiite, le désengagement du Liban-Sud a conféré au Hezbollah û le Parti de Dieu û un prestige phénoménal.

Comment sortir de l’ornière ? A l’américaine. En conviant dans l’arène, à l’instar de Washington, en Irak, la  » communauté internationale « , si souvent vilipendée. Au dire d’un diplomate israélien de haut rang, l’Etat hébreu verrait d’un bon £il une force d’interposition, dotée au besoin d’un contingent égyptien et d’un jordanien, superviser le retrait. En attendant,  » Arc-en-ciel et nuages  » est passé par là. On distingue fort bien les nuages, lourds des ouragans à venir. L’arc-en-ciel, lui, n’est qu’un mirage.

Vincent Hugeux, avec Hesi Carmel

ôMènerons- nous une guerre sans fin dans ce coin maudit ? »

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